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tres pays, qui ont érigé leur pratique en dogme et ont eu pour chef de coterie le chef de l’État[1].

Ces mêmes peintres, en effet, et les journaux, les docteurs en toute faculté qui les applaudissent si bruyamment ont été très-sévères pour nous à la grande exposition de 1856. Ils accusent nos artistes de n’avoir pas d’idées, comme notre littérature de manquer de sérieux. C’est très-vrai. Dans l’art nous cherchons d’abord la beauté, dans les lettres le vrai, et nulle part nous ne cultivons avec amour le genre ennuyeux. Notre front se déride volontiers, même au milieu des choses graves, et bien de nos jeunes soldats, comme leurs pères de la vieille Gaule, sourient à la mort.

Mais, très-chers voisins, vous qui réfléchissez tant, réfléchissez donc qu’à nous reprocher notre légèreté d’enfant vous nous donnez le droit de compter qu’il nous sera aussi beaucoup pardonné.

Pour vous, gens graves et penseurs profonds, n’agissant qu’avec préméditation, qui pourra, si vous vous trompez, vous accorder le bénéfice des circonstances atténuantes ?

Pour en finir avec le côté ridicule de ces peintures bavaroises, il faut que je cite encore une facétie du grand et sérieux Cornélius aux loges de l’ancienne Pinacothèque : c’est Michel-Ange taillant, la nuit, à grands coups de maillet, son Moïse, la tête coiffée d’un appareil à gaz portatif. Rien n’arrête le puissant artiste dans son élan, ni son étrange coiffure, ni sa pose impossible, ni l’immense tablier de serge verte qui lui forme par derrière une roide et inutile draperie, ni l’indiscret visiteur qui tire le rideau pour laisser voir les étoiles qui rayonnent dans un ciel indigo, au-dessus d’un petit arbre rouge !

Michel-Ange dans son atelier ; peinture de Cornélius.

Heureusement que tout n’est pas de cette force ; dans les douze fresques de la Basilique, dans les salles des Niebelungen et les peintures de la Nouvelle-Résidence, surtout dans le Jugement dernier, de Cornélius, à Saint-Louis, il se trouve de fort belles choses. Mais si, dans les meilleures, l’esprit est satisfait par la grandeur des idées et les yeux par l’exactitude minutieuse des costumes et la science parfaite des accessoires, si les peintres de Munich sont bien à la hauteur de la métaphysique et de l’érudition allemandes, on est trop souvent blessé par le dessin violent et incorrect de Cornélius, qui vise à être Michel-Ange, par l’afféterie et l’ascétisme des élèves d’Overbeck, qui veut être Fra Angelico, enfin, par cette couleur terne et sombre que l’école de l’art chrétien substitue aux couleurs de la vie. Telle de ses figures semble être un pâle rayon de la lune.

Munich est une des capitales de ce nouvel art chrétien, Dusseldorf est l’autre. Nous sommes forcé d’en discourir un peu.

Au dix-huitième siècle, par toute l’Europe l’art se mourait. David lui donna une secousse violente qui le fit renaître virilement. Il rompit brusquement avec la mignardise, les bergeries et les nudités provoquantes de Boucher et de Watteau ; il le remit sur la route du beau et du vrai, route encore étroite, mais que ses successeurs élargirent. L’art moderne a donc en France et dans l’atelier de David sa véritable origine. Ce qu’on appelle la renaissance allemande est de vingt ans postérieur.

Comme la réaction contre le convenu dans la société et l’art avait conduit les philosophes et les artistes à l’étude des anciens et de la nature, la réaction contre la Révolution et les idées nouvelles ramena quelques esprits à leur contraire, l’adoration du passé. On inventa alors, en politique, la légitimité, en religion, le néo-catholicisme, en histoire, le moyen âge. Au lieu de marcher en avant, on ne regarda qu’en arrière. On se vieillit de six siècles, on s’appela les fils des croisés ; on fut dévot et royaliste et on n’eut plus d’admiration que pour les gargouilles des cathédrales et les saints au nimbe d’or des vitraux gothiques. Le nouvel art chrétien naissait. Il eut pour parrains en France, Chateaubriand[2], en Allemagne, Overbeck, avec cette différence que pour l’écrivain ce fut affaire d’art seulement[3], mais pour l’artiste, affaire de conviction. Overbeck abjura le protestantisme et a toujours vécu et pensé comme le plus pieux des anachorètes.

V. Duruy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. On conserve au musée les esquisses des fresques de la nouvelle Pinacothèque très-soigneusement faites par Kaulbach lui-même, ce qui prouve bien qu’on ne les considère pas comme une plaisanterie d’atelier. En outre, au-dessous de chaque personnage est son nom en lettres d’or, comme dans les tableaux officiels.
  2. Cf. L. Simond, Voyage en Italie, p. 399 et suiv.
  3. Voy. la récente étude de M. Sainte-Beuve sur Chateaubriand.