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Page:Le Tour du monde - 06.djvu/2

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ces merveilles, que je résolus de me fixer à Venise, et de me faire Vénitien. Parti de France pour y rester trois mois, j’y suis resté trois ans ! trois belles années de ma vie, les plus calmes et les plus heureuses, les mieux employées à vivre en artiste, à explorer, à peindre ces sites merveilleux qui n’ont d’égal en beauté que la ville des califes, le Caire, surnommée par les poëtes comme Venise : la reine des Nuits.

Après avoir parcouru toute la longueur du grand canal qui se contourne au milieu de Venise, comme un serpent, la gondole s’arrête au perron de marbre de la Piazzetta, entre les deux colonnes de granit rapportées d’Orient par le doge Michieli et que le Lombard Niccolo Barattieri éleva par son ordre en 1150. Le lion de Saint-Marc couronne l’une, et sur l’autre se dresse la statue de saint Théodore, l’auréole en tête, et son crocodile sous les pieds. On gravit l’escalier de marbre, qui de la mer monte sur la place, et passant entre ces deux pilastres, semblables aux montants d’une porte gigantesque, on a devant soi le plus merveilleux décor que l’imagination d’un peintre puisse rêver.

À gauche c’est la Zecca, le palais des Monnaies, construit par cet illustre Sansovino, dont le nom est attaché aux plus grandes œuvres de Venise. À droite le palais ducal, avec ses marbres roses et sa merveilleuse colonnade à jour. Puis Saint-Marc, la basilique immortelle, toute éblouissante de l’or et des pierreries de ses mosaïques. En face d’elle, se dresse à une hauteur de trois cents pieds le campanile gigantesque qui, loin de rapetisser ce qui l’entoure, semble au contraire, au milieu de cette forêt de monuments divers, montrer au spectateur étonné jusqu’où pourront s’élever les autres. Au fond de la place et regardant la mer, brille la tour de l’Horloge, avec son cadran d’or et d’azur et ses deux esclaves de bronze qui frappent le timbre gigantesque. À la fin du jour, les lueurs roses qui l’éclairent, en montant toujours, disent mieux encore que les aiguilles où en est le soleil qui se couche derrière les Alpes Juliennes.

Mais gravissons maintenant la pente douce qui permettrait de monter à cheval (s’il y avait des chevaux à Venise) jusqu’à la cime de ce campanile, véritable mât du grand navire de marbre amarré sur cette lagune tranquille. De là-haut nous pourrons jeter un regard sur ce merveilleux ensemble de palais, d’eau, de ciel et de montagnes, de navires, de barques et de piétons qui se mêlent et se confondent de telle sorte qu’il semble parfois que ce sont les barques qui circulent dans les rues, et les hommes qui marchent sur l’eau. À voir ce flux et ce reflux de vie et de mouvement, parti de cette place Saint-Marc et de ses quais, on dirait le cœur ou viennent aboutir les artères et les veines de cette ville étrange et splendide tout à la fois. Suivez du haut de ce balcon les contours gracieux du Canal Grande ou Canalasso qui coupe la cité en deux parties presque égales, reliées par le pont du Rialto. Regardez à ces deux extrémités, la mer, mare magnum !… Admirez cette île avec ses trente mille palais de marbre et ses églises qui ont pris les flots pour point d’appui. C’est Venise !

Cette ville immergée, ou les étrangers s’imaginent tout d’abord qu’on ne peut aller qu’en bateau, compte trois cent cinquante ponts en marbre rouge ou blanc, servant à relier ses ruelles étroites, qui sont au nombre de plus de deux mille. Ce dédale qu’il faut avoir souvent parcouru pour y retrouver son chemin, donne une circonférence de plus de six milles, partout baignée par la lagune ; il contenait jadis, plus de deux cent mille âmes.

De cette cime élevée, qui se douterait de sa décadence ? N’est-ce pas toujours la cité des Doges ? Ne vous apparaît-elle pas aussi riche, aussi belle, aussi parée, aussi brillante et aussi gaie qu’aux jours passés de sa gloire ? N’est-elle pas encore la ville aux doux mystères, adonnée toute la nuit aux plaisirs, et le matin s’endormant de fatigue, bercée sur les vagues d’azur, comme une beauté assoupie ?

Maintenant jetez vos regards plus loin, voyez cette ceinture de roches et de sables. C’est le Lido d’abord, puis Malamocco, Palestrina, les Murazzi et enfin Chioggia qui touche à la terre ferme. Liées ensemble par une digue formidable, ces îles forment la barrière qui protége Venise, non-seulement contre l’envahissement de la mer, mais aussi contre toute approche des navires ennemis. À l’exception de trois passes de navigation, admirablement défendues, le fond du golfe est fermé comme un lac. En avant, ainsi que des sentinelles perdues, se montrent les îles de San-Lazzaro des Arméniens, San-Cervolo, Saint-Pierre du Château, Saint-George Majeur et la Judecca.

À vos pieds, sous vos yeux, cette place Saint-Marc, véritable cour de tous ces palais, offre une variété de styles qui devrait convaincre les architectes modernes que leur système de régularité absolue est mortel pour l’art. Ici pas un des côtés n’est à angle droit, pas deux des monuments ne se ressemblent, et cependant cette place est autrement belle et majestueuse que ne le sera jamais le Carrousel. Ici c’est la tour de l’Horloge qui interrompt les Procuratie vecchie (le palais de gauche) et en diffère essentiellement comme époque et comme art. À côté, la petite Cour des Lions, formée par un renfoncement de la basilique, brise entièrement cet angle de la place ; puis vient la cathédrale, dont l’architecture byzantine transporte l’imagination dans un tout autre monde par l’admirable variété de ses dômes, de ses colonnes, de ses chapiteaux et surtout de ses couleurs. Tous les temples antiques de la Grèce et de l’Asie en ont fourni les matériaux amalgamés avec un vif sentiment de l’art pittoresque. Sur le pied même du campanile, comme un nain à côté d’un géant, s’appuie la Logietta, petit temple de la Renaissance en marbre rose et en bronze, si coquet et si fin, véritable bijou placé là bien plutôt pour y faire l’office d’un meuble précieux, que l’effet d’un monument. Puis la place tourne, se rétrécit et prend le nom de Piazzetta (petite place). Au milieu, à droite, à gauche, se dressant au hasard comme une végétation splendide, ou trouve des colonnes, des piliers de