Page:Le Tour du monde - 06.djvu/250

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l’espèce que les marins nomment balles de coton, et les savants cirro-cumuli, apparurent dans le ciel comme un vol de colombes. En peu d’instants ces nuages grandirent, se rapprochèrent et finirent par voiler le disque du soleil. Un orage se préparait. Nous cherchâmes des yeux un abri quelconque. Le site en était dépourvu. Les montagnes mêmes n’offraient ni grotte, ni crevasse où nous pussions nous réfugier ; alors nous précipitâmes le pas de nos mules, ne sachant trop où nous conduirait cette marche forcée, et mus seulement par cette frayeur du danger et ce besoin de s’y soustraire qui caractérisent toutes les créatures. Au moment où du trot rapide nous passions au petit galop, le vent se mit à souffler par brusques bouffées, amoncelant les uns sur les autres, comme des glaçons dans une débâcle de fleuve, les nuages qui se rembrunissaient à vue d’œil. L’éclair et le tonnerre, qui se mirent aussitôt de la partie, semblèrent nous avertir que l’orage était proche et que les pieds de nos mules, fussent-ils doués de la légèreté de ceux d’Achille, lutteraient vainement de vitesse avec lui. Nous n’en continuâmes pas moins de fuir devant la tempête, levant parfois le nez pour juger de l’état du ciel, et l’enfouissant presque aussitôt dans l’immense cravate appelée tapacara, qui est d’uniforme obligé sous ces latitudes. Cependant les roulements du tonnerre se succédaient à de plus fréquents intervalles ; les éclairs traçaient dans l’air de flamboyants lozanges ; les nuages, entraînés par leur propre poids, s’abaissaient rapidement vers le sol ; un jour livide éclairait le paysage qui se détachait en clair sur le fond de teinte neutre de l’horizon.

À un coup de tonnerre qui nous remplit d’épouvante et fit trembler sur leurs jarrets nos mules lancées à fond de train, les nuages crevèrent comme des outres trop pleines, et une pluie de grêlons s’abattit sur nos têtes. Pour nous garantir autant que possible de l’effroyable douche, nous nous pelotonnâmes sur nous-mêmes. Nos malheureuses bêtes, qui ne pouvaient faire de même, hennissaient de douleur au contact brutal de ces projectiles qui leur meurtrissaient les naseaux. Tout en nous apitoyant sur leur sort, nous les excitions de la voix, de l’éperon et de la bride. À la pluie de grêlons succéda une pluie de neige comme on n’en voit qu’à ces hauteurs. Cette neige tombait si dru qu’on ne découvrait rien à dix pas de soi. En un instant tout le paysage fut recouvert d’un linceul uniforme. Les mules profitèrent de la stupéfaction que nous causa cet incident pour ralentir le pas et marcher à leur guise. Nous cheminions à tâtons depuis un quart d’heure, quand une masse sombre se dessina à travers le rideau mouvant. « Dieu soit loué ! › exclama Ñor Medina en tournant bride du côté de cette construction dont je ne pouvais encore m’expliquer la nature. En arrivant près d’elle, il me cria de mettre pied à terre. J’obéis avec d’autant plus de promptitude que la porte de ce logis était grande ouverte. Seulement, elle était si basse, que pour entrer je fus contraint de me mettre à genoux. Pendant que je prenais possession des lieux, Ñor Medina débarrassaait les mules de leurs harnais qu’il recouvrait d’une toile cirée, et, se glissant par la chatière, ne tardait pas à me rejoindre. La neige tombait toujours à flocons pressés.

L’abri que nous venions de découvrir si à propos était une manière d’édifice formé de blocs énormes et recouvert d’un plafond monolithe. Une petite fenêtre pratiquée à hauteur d’homme et orientée au levant en éclairait à peine l’intérieur. Ce sépulcre, car c’en était un, pouvait avoir dix pieds carrés sur huit pieds de hauteur. Ses murs, en talus comme ceux des constructions égyptiennes, et d’une épaisseur formidable, avaient probablement vu passer bien des siècles et supporté bien des tempêtes. Je demandai à mon guide ce qu’il en pensait, et si quelque tradition se rattachait à ce sépulcre ; mais la neige, en pénétrant les vêtements de l’homme, avait tari sa loquacité habituelle ; il me répondit avec un bâillement : « C’est l’œuvre des païens aymaras. »

Je dus me contenter de cette réponse. Toutefois, en songeant que si quelque jour il m’arrivait, comme à tant d’autres, de raconter au public ce que j’avais vu en chemin, le public ne se contenterait pas, comme moi, de l’explication laconique de Ñor Medina, je battis le briquet, j’allumai un bout de bougie et, à la clarté de sa flamme, j’écrivis les lignes suivantes :

« Quand les Fils du Soleil vinrent s’établir au Pérou, la grande nation des Aymaras était en possession de la contrée qui s’étend de Lampa aux confins du Desaguadero et comprend, sous le nom de Collao, la région des Punas ou plateaux situés à l’est de la chaîne des Andes occidentales. Cette contrée, d’une longueur d’à peu près quatre-vingt-dix lieues sur une largeur moyenne de trente lieues, offrait en maint endroit des temples, des palais, des monuments divers, les uns intacts, les autres déjà en ruine, et dont l’architecture et la statuaire témoignaient d’une civilisation avancée. Les Aymaras, qui donnaient à ces constructions une date très-reculée, les attribuaient à la nation des Collahuas, dont ils se vantaient d’être issus. Suivant eux, cette nation était venue jadis d’un pays lointain, situé au nord du Pérou, et avait stationné longuement en différents lieux avant d’atteindre la région des plateaux péruviens, qui, en souvenir d’elle, avait porté depuis le nom de Collao.

« Ces ancêtres des Aymaras, toujours au dire de ceux-ci, croyaient, d’après des peintures hiéroglyphiques dont leurs chefs avaient seuls le secret, qu’avant le soleil qui les éclairait, il y en avait déjà eu quatre qui s’étaient éteints successivement, par suite d’une inondation, d’un tremblement de terre, d’un embrasement général et d’un ouragan, anéantissant avec eux les espèces créées. Après la disparition du quatrième soleil, le monde avait été plongé dans les ténèbres pendant vingt-cinq ans. C’est au milieu de cette nuit profonde, et dix ans avant l’apparition d’un cinquième soleil, que le genre humain avait été régénéré. Le grand Ouvrier, en façonnant de nouveau un homme et une femme, avait allumé, pour les éclairer, ce cinquième soleil, qui comptait déjà mille ans de durée.

« Au reste, cette fiction astrologique, que les Aymaras tenaient des Collahuas et qui a servi de base à un sys-