ne pas vous entendre. Vous élevez la voix et, en l’invitant à descendre du piédestal qu’il s’est choisi, vous lui montrez une pièce d’argent en ajoutant que vous êtes pressé et n’avez pas le temps d’attendre. Un trille soutenu est la seule réponse que l’homme vous adresse. L’impatience vous gagne ; vous sautez à bas de votre mule : « Eh ! maroufle ! » criez-vous au pasteur en ramassant une pierre et la lui jetant pour attirer son attention. Si l’individu est doué d’un bon naturel, il comprend l’avertissement et, mettant sa flûte sous son bras, il vient en souriant à votre rencontre ; mais le plus souvent il est d’humeur farouche et insociable, et comme il a l’habitude d’emplir ses poches de cailloux pour en jeter au bétail qui s’écarte, il vous en détache aussitôt quelques-uns à l’aide de sa fronde. En pareille occurrence, vous n’avez qu’un moyen de conjurer l’orage : c’est d’éperonner votre mule et de détaler au plus vite.
Je ne saurais guère affirmer aujourd’hui si nous mangeâmes quelque chose pendant cette journée ; mais ce que je me rappelle très-bien et ce que je puis assurer, c’est que nous arrivâmes à Santa Rosa affamés et transis ; un feu de bosta que nous trouvâmes dans la salle de poste et de la viande de lama, découpée en lanières et séchée au soleil, dont on nous vendit quelques mètres, nous aidèrent à combattre le froid et la faim. Santa Rosa, comme Ayaviri, comme Pucara, est un de ces villages mornes et désolés, faits pour servir de préside à des criminels plutôt que de séjour à des gens honnêtes. La rivière passe au milieu du pueblo, et son murmure, qui partout ailleurs serait une gaieté et une harmonie, n’est ici qu’une tristesse de plus. C’est comme une voix de la nature qui se lamente éternellement dans cette solitude. Ajoutons que Santa Rosa est de tous les endroits que nous venions de traverser, le plus froid et le moins abrité contre les tempêtes de la Cordillère, édifié qu’il est au pied de la chaîne neigeuse de Huilcanota. Comme fiche de consolation, il a bien une grande église avec clochers carrés, tympan et simulacres d’acrotères ; mais la façade du monument est lézardée, mais le tympan est affreusement écaillé, mais les clochers bâillent par plus d’une crevasse et laissent voir le bois et le torchis employé dans leur construction.
Au mouvement inaccoutumé qui régnait ce soir-là dans la salle de poste de Santa Rosa, aux yeux brillants des Indiens, à la vivacité de leurs gestes et surtout à leur verbe plus haut que de coutume, je compris qu’un engagement bachique avait eu lieu dans la journée. J’interrogeai à cet égard le moins ivre d’entre eux, qui me répondit qu’il avait bu « le sang de Jésus-Christ. » Comme cette réponse me semblait aussi saugrenue qu’inintelligible, je priai l’homme de s’expliquer plus clairement, ce qu’il fit en me disant qu’une estancia voisine du nom de Puncullutu avait pour patronne « la sangre de Jesus Cristo, » dont elle était en train de célébrer la fête par des danses, des jeux et des libations copieuses. Pour donner plus de pompe à cette solennité religieuse, les habitants de Santa Rosa s’étaient joints aux Indiens estancieros et les aidaient à boire au sang du Rédempteur. « Au reste, ajouta le narrateur, la fête est commencée d’hier seulement et doit durer deux jours encore, et comme l’estancia de Puncullutu se trouve sur ton chemin, demain en passant tu pourras juger par toi-même de la façon grandiose dont les Indiens de ce domaine ont fait les choses. » Je remerciai l’ivrogne de ses renseignements, et j’allai me coucher à trois pas de Ñor Medina, qui ronflait déjà comme une toupie.
Le lendemain quand nous partîmes, les Indiens de la poste, qui avaient passé la nuit à boire et a mâcher de la coca, dormaient à terre enveloppés dans leurs ponchos. Parmi les piétons des deux sexes que nous trouvâmes en chemin, les uns revenaient de Puncullutu et rentraient à Santa Rosa : les autres, au contraire, sortaient de Santa