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brûlent sans cesse en l’honneur de le patronne de la ville.

Esta est la Eulalia, la de Barcelona,
De la rica ciudad la rica joya !

C’est sainte Eulalie, dit le refrain populaire, celle de Barcelone, riche joyau d’une riche cité ! »

Les tuyaux des orgues, au lieu d’être perpendiculaires comme dans nos églises, sont placés horizontalement, et ressemblent aux canons braqués d’une machine infernale ; la console qui les supporte est terminée par une énorme tête de Sarrasin, accompagnée d’une longue barbe rougeâtre, qui paraît teinte de sang. Nous avons retrouvé dans plusieurs villes d’Espagne ce singulier ornement, symbole non douteux de la haine que, de tout temps, les Espagnols ont vouée aux Mores.

Le cloître attenant à l’église contient plusieurs chapelles fermées par les belles rejas de fer dont nous venons de parler ; on ne peut rien voir de plus fini, de plus patiemment fouillé : heureusement, les rejeros qui ont fait ces chefs-d’œuvre nous ont laissé leurs noms. Au milieu du cloître, des orangers séculaires couvrent de leur ombre une charmante fontaine du quinzième siècle connue sous le nom de fuente de las Ocas à cause des oies de bronze qui lancent de l’eau avec leur bec. On est ici en plein moyen âge, et pour compléter l’illusion ce cloître est de plus une cour des Miracles, où nous retrouvâmes au grand complet des variétés superbes de truands, sabouleux, marmiteux et autres espèces depuis longtemps disparues chez nous, mais aujourd’hui encore très-florissantes dans presque toutes les parties de la Péninsule.

Arrivée à Barcelone. — Dessin de G. Doré.

En effet, il n’est guère de pays ou l’on voie la mendicité s’étaler au grand jour avec plus de sans-façon qu’en Espagne. Plein de dignité, on pourrait presque dire de fierté, le mendiant espagnol se drape noblement avec les débris de sa mante ; assez souvent c’est un ancien militaire, un guerillo de la guerre de l’indépendance ; il tient ordinairement à la main un énorme bâton, qui lui sert à repousser les attaques des chiens, car ces animaux sont en guerre ouverte avec les mendiants. Embossé dans ses haillons, il exerce en philosophe sa profession ou son art, comme on voudra, car n’est pas qui veut un mendiant accompli. Un auteur espagnol moderne, qui a étudié ce sujet d’une manière toute particulière, nous assure qu’il arrive souvent que, dans plusieurs familles, on mendie de père en fils : les jeunes observent religieusement les préceptes de ceux qui ont vieilli dans la pratique du métier, et mettent à profit la longue expérience de leurs professeurs. Ainsi, l’emploi du temps est habilement calculé, et ils savent au juste à quel endroit il sera avantageux de se trouver tel jour et quelle est l’heure la plus favorable, quelle est la phrase qu’il convient d’adopter suivant la condition, le sexe et l’âge des personnes ; ils sont également très-habiles dans l’art de nuancer les intonations ; parfois ils gardent un silence éloquent, sauf à crier quelques instants après de toute la force de leurs poumons si les circonstances l’exigent ; ils n’ignorent pas non plus à quelle limite l’importunité doit s’arrêter, et c’est sans aucun doute un mendiant espagnol qui est l’auteur de ce proverbe national : Le mendiant obstiné s’en retourne à jeun.

L’église des Marins, Santa Maria del Mar, est remarquable par son portail ogival flanqué de deux gracieuses tourelles octogones ; à l’intérieur nous admirâmes des vitraux d’une couleur superbe ; de grands lustres de cuivre, découpés à jour avec la plus grande finesse, et datant du quinzième siècle, sont suspendus aux nervures de la voûte, hors de la portée, fort heureusement, de la main des amateurs de curiosités.