Page:Le Tour du monde - 06.djvu/398

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sœur — il y a dans toutes les langues d’Orient un mot pour exprimer ce qu’en Angleterre, où la chose n’existe pas, on nomme grossièrement une rivale. Joé semble toutefois résigné aux souffrances et aux châtiments qu’entraîne la monogamie, et, ce qui nous importe davantage, a de bon porter et de bonne lagerbeer qu’il fabrique lui-même.

Ayant passé devant un embranchement de la route qui conduit à l’ancien cantonnement, déserté parce qu’on y manquait d’eau, nous apercevons au loin celui qui est le but de notre voyage ; il est situé au bord de Cédar-Creck, au fond d’un bassin entouré d’un cercle de collines irrégulières et de hauteurs diverses, couvertes de cèdres noirs dans tous les endroits où il a été difficile de les abattre. Pour rencontrer un lieu plus exécrable, il faut aller à Gharra ou dans quelque purgatoire analogue du Sindh ; l’hiver y est long et rigoureux, l’été d’une chaleur fatigante et insalubre. L’eau alcaline ne dissout pas le savon, et les tourbillons de poussière, fouettés par l’ouragan, y rappellent les Pendjab ; aussi ne manquai-je pas de communiquer au lieutenant Dana l’habitude que nous avions, dans cette triste partie de l’Inde, de fermer chaque ouverture avec une toile mouillée, ce qui me valut les remercîments mérités de Madame. Et, chose cruelle, toutes ces misères étaient parfaitement inutiles ; chacune des briques d’adobe, employée dans l’ancien et dans le nouveau camp, est revenue à un cent ; comme à Aden, chaque pierre a coûté une roupie, et l’achat du bois a fait la fortune de l’ennemi. Les commissaires du gouvernement, qui en 1858 furent chargés de traiter avec les Mormons, concédèrent à ces derniers un point qui les sauva ; par cette convention, l’armée fédérale ne pouvait avoir de cantonnement qu’à une distance de quarante milles de la métropole ; les jolis sites des environs du lac Utah lui furent donc interdits ; on prétend même que les Mormons surent les exclure de la Cache, bien que cette riche vallée soit à quatre-vingts milles de la cité Sainte.

Un mur brisé forme l’enceinte de cet horrible trou ; Julia et Sally, nous entraînant avec la même vigueur qu’au départ, nous firent traverser Fairfield, autrement dit Frogtown, situé sur la rive opposée de la crique, et où s’approvisionne le cantonnement. À l’époque où il était au grand complet, c’est-à-dire où il renfermait cinq mille âmes, réduites aujourd’hui à cent ou deux cents hommes, Camp-Floyd a dû être un lieu de plaisir où abondaient les joueurs et les escrocs, les cabaretiers et les ivrognes ; le bowie et le revolver y étaient nuit et jour en action, et les Saints ne manquaient pas de comparer Frogtown à Sodome et à Gomorrhe. Cette ville est maintenant plus respectable, et renferme quelques bons magasins.

Camp-Floyd. — Dessin de Ferogio d’après Stansbury.

Je trouve à Camp-Floyd tous les esprits montés contre les Saints du dernier jour : « Ils nous haïssent et nous le leur rendons bien, » me dit un officier plein d’intelligence. Il faudra donc n’accueillir qu’avec une extrême réserve tout ce que j’apprendrai ici à l’égard des Mormons, et tout ce que me diront ces derniers au sujet de Camp-Floyd. Suivant ces messieurs, dix meurtres par année sont commis impunément dans la nouvelle Sion, depuis que cette ville est fondée, tandis qu’à NeW-York la moyenne des coupables qui échappent n’est que de 18, 33. Ils attribuent le fait à l’impossibilité d’obtenir des témoins à charge, et au parti pris des jurés d’absoudre leurs coreligionnaires. À toutes mes objections, il est répondu que je me laisse tromper par les apparences ; que chaque fois qu’un étranger visite la cité mormone, deux saints à l’extérieur honnête, aux manières respectables, reçoivent la mission de le séduire et de l’aveugler ; mais que si mon séjour se prolonge, les écailles finiront par me tomber des yeux.