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jusqu’aux sources, et de fixer ainsi d’une manière définitive la limite des deux colonies. Cette commission a heureusement accompli son œuvre, d’août en octobre 1861, et un intéressant rapport du chef de la commission française, M. le lieutenant de marine Vidal, a été publié il y a quelques mois dans un recueil officiel riche en bons documents, la Revue maritime et coloniale. Le Maroni a été reconnu dans toute son étendue, et une carte exacte, appuyée sur une série de déterminations astronomiques, en a été dressée.

Dans une contrée presque entièrement couverte de forêts vierges, la population ne saurait être très-nombreuse. Celle du haut Maroni se compose à peu près exclusivement des descendants de nègres fugitifs des colonies limitrophes, principalement des plantations hollandaises, qui depuis un siècle et demi se sont constitués dans ces cantons sauvages en communautés indépendantes. Ces nègres marrons, comme on les appelle, parlent un idiome formé de lambeaux défigurés d’anglais et de hollandais. Leurs idées religieuses sont des plus simples, ou plutôt c’est un retour aux impressions tout à fait primitives des peuplades les plus grossières. Tout ce qui, dans la nature, les frappe et les étonne, devient dieu pour eux : — le tonnerre qui gronde, l’éclair qui brille, le fleuve qui mugit ; bien moins encore, l’animal qui les effraye, un arbre d’une grandeur peu commune, une montagne, une caverne, un rocher. À un certain endroit de la rivière, où les eaux se brisent contre un récif élevé qui en barre le cours, et que les nègres indigènes nomment dans leur jargon Wheaty-Headé, la Tête-Blanche, il fallut s’arrêter jusqu’à ce que l’équipage de la barque eût fait une offrande à la roche sacrée. Ce fut une véritable libation dans le sens antique. Chacun des noirs, tenant à la main une tasse remplie de tafia, en répandait quelques gouttes sur le rocher en marmottant des sons inarticulés, après quoi il avalait d’un air de componction le reste de la liqueur, dont le dieu n’avait pas eu la plus grosse part. Dans les villages, chaque famille possède sa case sacrée, où se trouvent jetés pêle-mêle des têtes informes, des pots, des boules de terre blanche, des plantes desséchées, des ustensiles divers destinés à ce qu’ils regardent comme leurs usages sacrés. Dans leurs cérémonies religieuses, ils se teignent le corps en blanc à l’aide d’une terre argileuse commune dans le pays. « Nous fûmes souvent témoins, dit l’auteur du rapport, des prétendues inspirations de plusieurs d’entre eux. Selon leur expression pittoresque, le gado entre en eux et s’y manifeste par des hurlements prolongés qui n’ont rien d’humain ; puis, à cette excitation, succède un abattement, une prostration naturelle ou simulée. »

Parmi les animaux, ceux qui paraissent le plus particulièrement vénérés, sans doute parce que ce sont les plus redoutables, sont le serpent et le caïman. Même dans ce naturalisme grossier, on aime à saisir la trace et la première ébauche de ce sentiment inné dans l’homme qui le pousse à chercher en dehors de lui les objets d’une adoration instinctive, sentiment que chez les races mieux douées de l’antiquité païenne la réflexion épura en le développant, que l’imagination colora de son prestige en même temps que le culte l’entourait de ses pompes ou le voilait de ses mystérieux emblèmes, mais qui fut au total, chez toutes les grandes nations du monde ancien, le point de départ commun de la religion, de l’art et de la poésie.

Nous ne nous éloignerons pas du continent américain sans porter les yeux vers le Mexique. Non pas pour ce qui s’y fait en ce moment ou pour ce qui s’y est fait dans ces derniers temps, — je n’entends parler que des recherches et des études locales, auxquelles les circonstances actuelles sont peu propices, — mais pour ce qu’on annonce y vouloir faire.

Un comité a été formé dernièrement près d’un de nos ministères pour préparer des instructions destinées à une commission scientifique que l’on veut envoyer, dit-on, dans le Mexique, à la suite de notre drapeau. Il est certain qu’il y a là un vaste et beau champ d’investigations sur le pays, ses populations et ses antiquités, et que ces études bien dirigées pourront puissamment servir tout à la fois la science qui tourne ses regards vers le passé, et la politique qui envisage l’avenir. De bons et solides travaux historiques, physiques, linguistiques, archéologiques, ont depuis quelques années préparé la voie ; ces travaux peuvent devenir le point de départ d’une série d’études plus profondes encore et plus étendues, qui marqueraient glorieusement le passage de la France sur la terre mexicaine, comme le monument de la Commission d’Égypte a marqué avec éclat, au commencement du siècle, notre passage sur la terre des Pharaons.

Pour l’étude des Indiens, si importante à tous les points de vue, non pas seulement de ceux qui végètent sur le plateau mexicain, mais aussi des tribus moins dégénérées de l’Isthme central, nous avons quelques esquisses récentes qui méritent d’être signalées. Les récits de M. Ferry, dans leur cadre romanesque, mettent heureusement en relief, avec autant de vérité que de justesse d’observation, les mœurs et les habitudes des diverses classes de la population mexicaine, aussi bien que les traits caractéristiques de la nature du pays.

M. Brasseur de Bourbourg a donné un récit très-intéressant et très-instructif (mais encore inachevé, malheureusement) de son voyage au Guatémala en 1859 par l’isthme de Tehuantepec ; et plus récemment un autre de nos compatriotes établi à la Vera-Cruz, M. Lucien Biart (qu’il ne faut pas confondre avec M. Auguste Biard, le spirituel touriste du Brésil, bien connu des lecteurs du Tour du monde), a publié l’amusant récit d’une course un peu à travers champs dans les Terres Chaudes de sa province, piquante Odyssée ou des scènes de mœurs et des observations très-substantielles se cachent, comme chez l’auteur des Scènes de la vie mexicaine, sous un entrain plein de bonne humeur et d’imprévu[1].

  1. Les récits de M. Lucien Biart ont été publiés en 1861 dans la Revue européenne.