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sons montrent aux générations étonnées le nom de son fondateur, Philibert de Naillac.

Le port est peu vaste ; mais n’était-il pas toujours assez grand pour les navires de l’ordre, auxquels les intérêts de la religion et de l’Europe chrétienne interdisaient le repos ?

De quelque côté que le regard se porte, ce ne sont que murailles à embrasures, créneaux et barbacanes. Personne n’y veille.

Par-dessus ces murailles, qu’ébranlèrent avec tant de peine les canons de Soliman, la ville se montre tout entière, dominée par Saint-Jean, l’ancienne cathédrale. La chaux répandue sur quelques maisons rappelle qu’elles sont habitées par des Turcs ou des Juifs ; mais leurs formes, leurs ogives à trèfles et les créneaux qui les surmontent portent encore le cachet de leurs premiers habitants.

C’est là cette école de la chevalerie où, pendant plus de deux cents ans, les successeurs de Raymond du Puy, de Guillaume de Châteauneuf, de Villaret, héritiers de leur gloire et de leurs vertus, formaient au noble métier des armes une jeunesse ardente qui brûlait de gagner ses éperons en combattant les Turcs et les Sarrasins. C’est ici qu’après les désastres de Palestine, Foulques de Villaret, conduisant les débris de son ordre échappés au fer des Sarrasins, vint planter l’étendard des Hospitaliers, béni à Jérusalem et arboré, deux siècles durant, sur les murs d’Ascalon, de Margat ou de Ptolémaïs. C’est là qu’un chevalier chrétien fit verser des larmes de compassion à un empereur turc qui plaignait ses malheurs, après avoir admiré sa bravoure ; et c’est au pied de cette tour, sur cette pierre dont l’anneau rouillé a retenu la barque sur laquelle Villiers de l’Ile-Adam monta en quittant Rhodes pour aller chercher d’autres infortunes, que le grand maître fit au sultan vainqueur, qui lui offrait de grands honneurs s’il voulait le servir et abjurer sa religion, cette réponse : « Un aussi grand prince dédaignerait les services d’un renégat. »

Chaque voûte, chaque coin semble apporter un écho de la langue austère de ces hommes dont l’amour de la gloire était la passion dominante, dont l’honneur et la foi chrétienne furent les sincères croyances, — noble héritage qu’ils tenaient de leurs devanciers et qu’ils avaient apporté de la terre sainte.

En faisant le tour de ces remparts formidables, on y retrouve les canons fondus aux armes de la religion : ils sont encore sur leurs affûts brisés ou vermoulus. Immobiles sur leurs plates-formes, leurs roues, soudées aux essieux, semblent avoir pris racine et poussent des herbes sauvages. La rouille qui les dévore ronge leurs lumières. Ces embrasures ne fument plus qu’aux jours du baïram, lors des salves qui annoncent aux musulmans que les réjouissances doivent succéder aux longs jeûnes du ramazan. Au fond de ces larges fossés taillés dans le roc, tant de fois arrosés de sang, l’herbe croît haute et abondante ; personne n’y descend, les reptiles seuls s’y glissent en paix.

Si l’on franchit ces murs encore teints du plus pur sang de la noblesse du seizième siècle, et que l’on pénètre dans cette ville remplie des souvenirs de ses glorieux fondateurs, on est frappé de son aspect martial qu’elle a conservé en dépit des kiosques et des minarets turcs qui ont en vain essayé de la défigurer. On se sent saisi d’un respect involontaire pour le palais des grands maîtres, pour les demeures des chevaliers dont les blasons surmontent encore les portes bardées de fer. Dans la rue qui monte du port vers Saint-Jean, entre de hautes murailles crénelées et couvertes d’écussons, on croit entendre un faible écho qui apporte le bruit des pas d’un chevalier dont la botte éperonnée résonne sur la dalle. On éprouve comme une hallucination qui fait entrevoir, dans un demi-jour, une croix blanche qui se plisse sur une cotte d’armes rouge, tant les souvenirs se pressent et prennent les allures de la réalité. — Glorieuse fiction qui fait revivre un autre âge ! Admirable prestige d’un temps héroïque qui pousse l’imagination vers les illusions, en faisant battre le cœur au milieu d’eux ! — Mais ces temps ne sont plus, et le rêve ne dure pas. Le chevalier ne frappe plus le pavé de sa lance. L’Ile-Adam a quitté Rhodes pour toujours. Il n’y a plus là que les murs élevés par les Hospitaliers, que le pavé qu’ils ont foulé et sur lequel glisse comme une ombre, dérobée sous son voile, la femme turque effrayée de se trouver seule au milieu de ces édifices et de toutes ces images des Francs.

Un jour peut-être une autre bannière chrétienne flottera sur la tour Saint-Michel. Dieu peut permettre aux fils de reconquérir les remparts que défendirent leurs pères et de rentrer par une nouvelle brèche dans les palais qu’avaient bâtis leurs ancêtres. Les Turcs y pensent. Ils croient à cette restitution. Leurs docteurs l’ont annoncée : ce doit être un vendredi, à l’heure de la prière de midi. — Se souviennent-ils donc que Godefroy de Bouillon est entré dans Jérusalem un vendredi ? — Les Turcs ont peur ; et chaque semaine, ce jour-là, à midi, les portes de Rhodes sont fermées, les ponts-levis sont levés. Mais que pourraient les ponts-levis, les herses et ces faibles portes contre les arrêts du destin ? Que pourraient même ces vieux remparts, si redoutables quand veillait sur eux la milice de l’Hôpital ? Saladin n’est plus, et il s’en faut que nous soyons au temps de Soliman. On peut donc se laisser aller à l’espoir et dire, en foulant cette terre tout imprégnée de sang français : « Que Dieu le veuille ! » ainsi que, partant pour la croisade, nos pères disaient : Dieu le veut !

Parmi les édifices les plus considérables, on remarque, au sommet de la ville, les hautes murailles d’un palais. Sa grande porte, flanquée de deux tours, surmontée de deux clefs et d’armes de gueules, frettées de lances d’or, semées d’écussons de même, rappelle le grand maître Helion de Villeneuve, successeur de Foulques, à qui cette colonie de guerriers doit un grand nombre de travaux importants. Ce monument de la munificence de l’ancien grand prieur de Provence, devenu l’hospice des soldats turcs, prison d’État à l’occasion, et dont cette destination avilit l’intérieur, montre encore au-dessus