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couronnement de son successeur. Avec de l’argile pétrie dans le sang des victimes, on forme un grand vase de forme bizarre, dans lequel le crâne et les os du feu roi sont définitivement enfermés et scellés. À de certains jours, le roi régnant vient rendre ses devoirs à cette urne funéraire, dans laquelle, à travers des ouvertures ménagées à dessein, il répand des libations d’eau-de-vie et des offrandes de cauris. Ce dernier article a pour objet de subvenir aux besoins du défunt dans l’autre monde et de l’empêcher de faire honte à son successeur en contractant des dettes.

Aucun des détails hideux ou ridicules que nous venons d’énumérer, d’après un témoin oculaire[1], n’a fait défaut aux funérailles du roi Ghézo, décédé à la fin de 1858, et au sacre de son successeur Bâhadou[2]. Dans chacune de ces solennités, le nouveau roi s’est montré ce qu’il avait apparu à M. Répin, comme héritier présomptif, le digne chef du parti conservateur des us et coutumes de la monarchie dahomyenne.

« À la mort de Ghézo, écrit de Wydah un missionnaire catholique français, l’aristocratie dahomyenne se trouva partagée en deux partis : les uns voulaient le maintien des anciennes coutumes, exigeant chaque année l’immolation de milliers de victimes ; les autres en voulaient l’abolition. Je m’abstiens de dévoiler le mystère qui donna la victoire aux plus méchants. L’intronisation du prince Badou (Bâhadou) fut le triomphe des anciennes lois, qui reprirent toutes la rigueur sanguinaire réclamée par les féticheurs. Il ne faut pas croire que la boucherie humaine se borne aux grandes fêtes ; pas un jour ne se passe sans que quelque tête tombe sous la hache du fanatisme ; car la soif de sang paraît dévorer ceux qui s’en abreuvent. Dernièrement l’Europe a frémi en apprenant que le sang de trois mille créatures humaines avait arrosé le tombeau de Ghézo : hélas ! s’il n’y en avait eu que trois mille[3] !… »

« Le 11 juillet 1860, a dit de son côté un missionnaire protestant, je fus invité à me rendre de Wydah à Abomey. Après deux jours de marche, je rencontrai sur la route un homme qui se dirigeait vers Wydah, porté dans un hamac et préservé du soleil par un vaste parasol. Il était bien vêtu du costume des marins dahomyens, et une suite assez nombreuse l’accompagnait. Ce pauvre homme, une fois arrivé à Wydah, devait être précipité dans la mer, en même temps que les deux gardiens des portes du port, afin d’être prêts à ouvrir ces portes à l’esprit du roi défunt, quand il lui plairait de prendre un bain de mer.

« Nous trouvâmes à Canna le nouveau roi lui-même, qui se disposait à partir pour sa capitale, où il nous donna rendez-vous pour le 16. Quand nous l’eûmes rejoint, il nous fit tous asseoir ; puis, nous montrant un homme dont les mains étaient liées et la bouche bâillonnée, il nous dit que c’était un messager qu’il envoyait porter de ses nouvelles à son père. Et, à ce titre, le pauvre homme, dirigé aussitôt vers la ville, fut en effet, comme je l’ai appris plus tard, immolé sur la tombe du feu roi. Une heure après le départ de ce malheureux, on amena devant Bâhadou quatre autres hommes, accompagnés d’un daim, d’un singe et d’un gros oiseau. Toutes ces créatures, à l’exception d’une, eurent la tête tranchée sur-le-champ, avec mission d’aller annoncer aux esprits ce que le pieux monarque se préparait à faire en faveur de son père. Un des hommes devait aller le raconter aux esprits qui fréquentent les marchés du pays, le second aux animaux qui vivent dans les eaux, le troisième aux esprits qui voyagent sur les grandes routes, et le quatrième aux habitants du firmament. Le daim devait s’acquitter de la même mission auprès des quadrupèdes qui parcourent les forêts, et le singe grimper jusqu’au sommet des arbres pour en instruire ses pareils. Quant à l’oiseau, plus heureux que ses compagnons, on lui rendit la liberté, afin que, s’élevant dans les airs, il racontât les mêmes choses aux êtres qui les habitent.

« Ces sacrifices accomplis, Bâhadou se leva de son trône, et, tirant son épée : « Maintenant, dit-il, que je suis roi de ce royaume, je mettrai sous mes pieds tous les ennemis du feu roi, et j’irai à Abbéokuta venger sur ses habitants la défaite de mon père. » Deux de ses principaux ministres, nommés Mingah et Mévu, prirent après lui la parole pour répéter à peu près les mêmes choses ; puis tout le monde se mit en marche pour entrer enfin dans la ville.

« Le 17, le roi fit battre le gong pour annoncer que la Grande Coutume commencerait sous peu de jours. Ce terme rapproché contraria vivement les Européens qui se trouvaient dans la capitale, mais ils ne purent faire autre chose que de s’y résigner.

« Cette sinistre cérémonie s’ouvrit le dimanche 22. Dès le point du jour, cent hommes furent mis à mort, et, à ce qu’on m’assura, à peu près autant de femmes massacrées dans l’intérieur du palais. Le roi sortit, au bruit de la mousqueterie ; quatre-vingt-dix officiers et cent vingt princes ou princesses vinrent le saluer, en lui présentant chacun plusieurs esclaves (de deux à quatre) pour être sacrifiés en l’honneur de son père. Deux ou trois résidents portugais les imitèrent. Ils offrirent, si je suis bien informé, une vingtaine d’hommes, et, en outre, des bœufs, des moutons, des chèvres, des volailles, des cauris, de l’argent, du rhum, etc. Le roi s’attendait évidemment à ce que cet exemple serait suivi par d’autres Européens ; mais, heureusement, ceux-là furent les seuls à commettre ces détestables actions.

« Le vendredi 1er  août, le roi vint en personne procéder aux funérailles de son père. On ensevelit dans le sépulcre royal soixante hommes, cinquante moutons, cinquante chèvres, quarante coqs et une grande quantité de cauris. Les soldats des deux sexes firent ensuite de grandes décharges, pendant que le roi faisait à pied le

  1. Valdez, Six years of a traveller’s life in western Africa, 1861.
  2. En conservant à ce nom l’orthographe adoptée par M. Répin, nous ferons observer qu’il est écrit Badou par les Annales de la Propagation de la foi, et Bahadung par la plupart des voyageurs anglais.
  3. Extrait d’une lettre de M. Borghero, supérieur de la mission du Dahomey. (Annales de la Propagation de la foi, mai 1862.)