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tour du palais. Quand il fut revenu devant la porte, on tira de nouveau de nombreux coups de fusil, et là encore on massacra cinquante esclaves. Il avait plu à Sa Majesté de faire grâce à dix autres.

« Le lendemain, le roi jeta dans les rangs de la foule des cauris et divers effets d’habillement, pour se procurer le plaisir de la voir se disputer ces largesses.

« Durant ce premier acte de la Coutume, les visiteurs du roi lui firent d’énormes présents. Plus de trois semaines furent ainsi employées, et nous restâmes là environ deux mois sans pouvoir obtenir la permission de nous en aller. Je l’obtins enfin le 1er  septembre, mais à la condition expresse de revenir le 12 octobre pour assister à la suite des cérémonies.

…À peine de retour à Abomey, nous fûmes appelés au palais. Près de la porte, nous vîmes quatre-vingt-dix têtes humaines, tranchées le matin même ; leur sang coulait encore sur le sol comme un torrent. Ces affreux débris étaient étalés de chaque côté de la porte, de manière que le public pût bien les voir. Quand nous fûmes assis en présence du monarque, il nous montra les présents qu’il allait envoyer à l’esprit de son père : c’étaient deux chariots, des roues, trois plats, deux théières, un sucrier, un pot à beurre, le tout en argent massif ; un somptueux coussin placé sur une sorte de brouette, que devaient traîner six amazones ; trois superbes hamacs en soie avec des rideaux de même étoffe, etc., etc.

« Trois jours après, nouvelle visite obligée au palais et même spectacle : soixante têtes fraîchement coupées, rangées, comme les premières, de chaque côté de la porte, et, trois jours plus tard encore, trente-six. Le roi avait fait construire, sur la place du marché principal, quatre grandes plates-formes, d’où il jeta des cauris au peuple, et sur lesquelles il fit encore immoler environ soixante victimes humaines. J’estime que, pendant la célébration de ces horribles fêtes, plus de deux mille êtres humains ont été égorgés, les hommes en public, les femmes dans l’intérieur du palais.

« Étant tombé malade le lendemain, je passai trois jours sur mon lit, sans que personne me donnât une bouchée de pain ou une goutte d’eau ; mais cette maladie me servit d’excuse pour quitter la capitale, tandis que les autres visiteurs appelés furent obligés d’y séjourner encore[1]. »


II

Politique dahomyenne.

Au milieu de ce déploiement d’horreurs, un nom est échappé aux lèvres de Sa Majesté Bâhadou et semble dominer ce qu’en style de chancellerie on appellerait sa politique extérieure. Ce nom est celui d’Abbéokuta, de cette ville contre laquelle se brisa, au printemps de 1851, la fortune de Ghézo et le prestige jusque-là incontesté des armes dahomyennes. République issue des débris de l’ancien empire de Yarriba, — forte de plus de cent mille habitants, presque tous agriculteurs qui n’ont jamais trafiqué de leurs semblables, — asile toujours ouvert aux opprimés des contrées voisines, ainsi qu’à l’immigration des captifs soustraits aux négriers par les croisières européennes, — centre enfin d’une mission florissante de l’Église anglicane, Abbéokuta oppose une barrière, jusqu’ici insurmontable, aux razzias que les Dahomyens cherchent à pousser du côté de l’Orient. Or, ils ont fait le désert au nord et au couchant, jusqu’au rio Volta, jusqu’aux montagnes de Kong qu’ils ne sauraient franchir. Le gibier commence donc à manquer à ces chasseurs d’hommes, et sans quelques milliers de captifs à vendre aux contrebandiers en chair humaine de la côte, comment entretenir le faste de la cour d’Abomey, le harem et l’armée ? « Toutes les autres ressources du royaume, disait feu Ghézo à un voyageur, n’y suffiraient pas une semaine. » Il faut donc qu’Abbéokuta soit anéantie ou que les monarques dahomyens, privés de leur faste barbare d’armées, d’amazones et de Grandes Coutumes, descendent au rang de ces roitelets qui vivent sur la côte d’Afrique dans l’oubli du reste du monde.

Mais pour réussir là où son père a échoué, Bâhadou a nécessairement besoin de munitions de guerre, de fusils, de canons perfectionnés par la science moderne. Il veut même, dit-on, munir ses guerriers d’élite d’armures complètes à l’épreuve de la balle. Il ne peut trouver tout cela que chez les blancs, et pour amener ceux-ci à ses fins, le rusé barbare n’épargnera rien. Il endormira les soupçons, se fera doux et placide. Il ira même, reniant ses dieux, jusqu’à prier humblement un missionnaire catholique de Wydah, à honorer Abomey d’une visite officielle, dans tout l’appareil sacerdotal, et acquiescera, dans ce but, à toutes les conditions que lui imposera impérieusement le prêtre chrétien, conditions que nous citons textuellement d’après ce dernier :

« 1. Absence de tout fétiche dans tout le parcours de deux kilomètres, depuis la grande porte de la ville jusqu’au palais royal. — 2. Absence de tout fétiche, de toute amulette sur les ornements militaires. — 3. Abstention de certaines cérémonies, plus ou moins entachées de superstition et de servilisme, dans les compliments et les saluts, et autres choses du même genre. — 4. Borner à un seul tour, au lieu de trois, le parcours de l’immense place royale, et ensuite être admis immédiatement dans le palais.

« J’avais déclaré, dit M. Borghéro, que si l’on me refusait une seule de ces conditions, je ne ferais pas l’entrée solennelle que l’on désirait, et que je me bornerais à une visite ordinaire. Tout fut accordé et au delà.

« Le roi n’avait pour insigne qu’une ceinture jaune et bleue, avec un collier en simple verroterie ; tous les grands dignitaires étaient superbement parés d’ornements en or, en argent et autres matières de prix, mais pas le vestige du moindre fétiche. Comment a-t-on fait pour cacher ceux des rues ? je n’en sais rien. Plusieurs étaient couverts par des toits de paille abaissés ; dans le palais il y avait des monceaux de terre à la place des fétiches.

« Je sais bien, me dit le roi, que ces choses ne doivent

  1. Extrait du Journal des missions protestantes (1861).