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jours chercher du pain à Beauchamp et qu’il m’offrit pour porter ma valise jusqu’à cette propriété, située à trois heures de marche du Cap. J’acceptai son aimable proposition et, pour éviter la chaleur, je partis de grand matin.

Une colline assez élevée sépare le Cap du reste de la Savane ; elle est contournée par un étroit sentier taillé dans ses flancs. En descendant, j’eus un magnifique panorama de la côte de la Savane couverte au loin de grands nuages noirs ; j’apercevais aussi, vivement éclairée par le soleil, la ligne des brisants qui entourent l’île comme d’une ceinture blanche, et qui rendent son abord si dangereux. C’est l’œuvre des polypes coralliennes semblable à l’anneau magique des traditions orientales qui rendait son propriétaire invulnérable tant qu’il le possédait, et le laissait sans défense chaque fois qu’il lui était enlevé. En 1810, l’île n’aurait jamais été prise, dit-on, s’il ne s’était trouvé des traîtres pour vendre l’anneau.

En arrivant à Beauchamp, je demandai tout d’abord un guide pour aller visiter la cascade et la rivière des Galets. Mon hôte mit à ma disposition un charretier noir, nommé Denis, qui, ayant longtemps travaillé dans les grands bois, en connaissait tous les détours, et m’assura qu’il y avait au plus pour une heure de marche.

Quoique un peu fatigué, et n’ignorant pas que lorsque un noir vous parle d’une heure de marche, il faut au moins compter sur deux, cette promenade ne m’effrayait pas ; aussi à midi, sous un soleil de feu, je me mis en route avec Denis que je chargeai de porter deux cannes à sucre pour nous servir d’appui dans les bois et de rafraîchissements à chaque halte.

Le chemin côtoie pendant une heure de grands champs de cannes parsemés de pierres, et serpente ensuite le long d’une colline après laquelle commencent les grands bois. Nous nous arrêtâmes en un endroit appelé Jacobi, au bord d’un petit ruisseau. J’étais entouré d’arbres qui tirent tous leur nom de la fantaisie des habitants, et mon guide me nomma successivement le bois de ronde qui est dur et tortu, le bois de natte et le bois de pomme qui sont tous deux rouges, et dont le second produit un fruit insipide qu’on appelle pomme de singe ; le bois puant qui tire son nom de son odeur ; le bois de fer dont le tronc semble se confondre avec les racines ; enfin les faux tatamaca qui parviennent à d’énormes dimensions, car on en voit de quinze pieds de circonférence : ils ne sont pas d’une jolie forme, se composant invariablement d’un tronc très-long et très-droit, surmonté d’une houppe de feuilles dures et d’une couleur vert sombre ; leur bois est lourd, cassant et se pourrit aisément.

Ayant remarqué sur un de ces arbres une masse énorme, de couleur noirâtre, qui avait l’air d’une pierre fixée entre deux branches, je demandai à Denis ce que c’était, et il me répondit que j’avais sous les yeux un nid de carias. En examinant l’intérieur de ces nids, on y découvre une foule d’alvéoles, et des chemins de communication en forme de labyrinthe, creusés dans une espèce de tan solidement agglutiné. C’est l’ouvrage d’insectes du genre des thermites, moins gros que ceux d’Afrique, et qui souvent rongent en très-peu de temps les plus beaux arbres et les charpentes des maisons. On rapporte à ce sujet qu’un intendant du pays, ne sachant trop comment justifier un déficit considérable de mâtures dans les magasins du roi, porta ces mâtures en perte, et inscrivit sur son compte : « Tant de mâtures mises hors de service par les carias. » Le ministre ne fut pas dupe de ce mensonge, mais il pardonna à l’intendant, et se borna à lui envoyer une caisse de limes qu’il n’avait pas demandées, en l’engageant à faire limer les dents des carias, dont le gouvernement n’entendait plus désormais supporter les dégâts.

À la rivière des Galets, de nouvelles difficultés nous attendaient. Nous fûmes forcés de descendre, au moyen de lianes, jusque dans le lit de la rivière et de le remonter ; ce lit est tout pavé de pierres glissantes et de longues herbes. Cet exercice est des plus fatigants, mais je commençais à m’y habituer depuis mes dernières excursions. L’aspect de la rivière est ce que j’ai vu de plus sauvage à Maurice, et le long de son cours s’étalent dans toute leur vigueur les productions indigènes de l’île. Des arbres aux troncs énormes croisent leurs branches d’une rive à l’autre, tandis que de belles lianes, s’enlaçant et s’étreignant dans tous les sens, se ramifient au hasard et produisent des groupes d’un effet charmant ; tantôt elles partent de la base des arbres et circulent en spirale autour du tronc comme d’énormes serpents, tantôt elles tombent des branches en courbes gracieuses, s’insinuent en terre et prennent racine. On fabrique avec leur écorce des cordes plus fortes que celles de chanvre, et il y en a d’aussi grosses que la cuisse, qui en s’attachant aux arbres les soutiennent contre la violence du vent, et les font ressembler à des mâts garnis de cordages. Aussi, quand on fait un abatis dans les bois, les arbres restent debout jusqu’à ce que les lianes qui les attachent soient coupées : alors tout tombe à la fois avec un fracas épouvantable. Je vis aussi des bois de chandelle d’une grande hauteur, et la plante appelée tabac marron ; mais mon attention fut surtout éveillée par des plantes parasites énormes, du genre de celles qu’on appelle dans le pays langues de bœuf, et qui, semblables à des feuilles de bananier qui pousseraient sur un fond noirâtre, décorent les branches des arbres comme une huppe de plumes d’un vert tendre. La terre aux environs est toute hérissée de grosses roches noires revêtues de mousses et de capillaires, et sur les vieux troncs, renversés par le temps, croissent des agarics monstrueux, aux couleurs les plus variées.

En arrivant près de la cascade, il devenait si difficile d’avancer que j’allais abandonner la partie si Denis ne m’eût répété plusieurs fois : « Ici même, monsieur, tout près ! tout près ! » J’entendis en effet distinctement le bruit de l’eau. Après avoir escaladé des masses de basalte et traversé, non sans danger, un tronc d’arbre qui servait de pont, je me trouvai en face de la cas-