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vant l’une de chambre, et l’autre de salle à manger. Comme il devait quitter cet endroit pour habiter la ville, il ne restait plus rien de son mobilier, et nous fûmes obligés de nous livrer à des prodiges d’industrie pour nous procurer les moyens de dîner et de coucher.

Mon hôte, après avoir envoyé son noir Isidore aux provisions, pendant ce temps, me conduisit dans le carré de terrain où il avait planté sa vanille, et me montra des gousses magnifiques de cette belle plante, disposée comme le houblon l’est en Angleterre[1]. Isidore revint, apportant du riz et un poulet : il nous fit un kari bien relevé de piment et de safran, puis nous le servit sur un pliant, seul reste du lit de mon compagnon ; des feuilles de bananier nous tinrent lieu de plats ; notre dessert se composa de pêches et nous bûmes dans le creux de nos mains.

Pour passer la nuit, c’était peu d’une sangle de lit à partager. Isidore remplit de feuilles de bananier deux sacs qui nous servirent d’oreillers ; puis, nous ayant couverts d’une couverture de laine, que nous avions eu la précaution d’emporter, il nous souhaita une bonne nuit, et nous dormîmes le mieux du monde sur le pire des lits possible.

L’air est très-frais sur la Montagne : je fus réveillé autant par la sensation du froid que par le soleil levant.

Je voulais dans la journée me rendre à la baie du Cap, mais je cherchai en vain un homme qui pût me guider et porter ma valise. Mon voyage se serait interrompu sans le bon Isidore, qui voulut bien me rendre ce petit service, sollicité vainement des habitants noirs de la Montagne.

Une suite de petits sentiers égayés de groupes de palmistes et de bananiers m’amena à l’endroit appelé les Nuages. Quelques pierres m’aidèrent à passer la rivière de Chamarel qui prend sa source non loin de là, fait marcher le moulin de la sucrerie de ce nom, et forme, plus bas, en tombant d’une hauteur d’environ six cents pieds, la célèbre chute de Chamarel, une des plus belles de l’île (voy. p. 121).

Pour bien voir la cascade, je fus obligé de m’avancer sur un arbre en saillie au-dessus de l’abîme, et de me pencher en m’accrochant à un autre. On peut du reste jouir de ce beau point de vue sans s’exposer au même danger, en allant dans une propriété voisine, où une petite case a été construite pour les visiteurs. Je restai quelques minutes à contempler ce magnifique tableau, à sonder de l’œil cette ravine profonde, où gronde le torrent, où règne une humidité perpétuelle, et dont l’aspect sévère et grandiose a quelque rapport avec les sierras les plus sauvages de l’Espagne.

Isidore, voulant me faire les honneurs du lieu, me conduisit à travers des champs de cannes brûlées, où la marche était très-pénible, jusqu’à une partie de la forêt appelée la Chute-de-Bois-d’Ébène, où une éclaircie dans les arbres me permit de contempler la chute d’eau, dont la beauté était encore relevée par une ceinture pittoresque de bois et de montagnes. Pour abréger le chemin, Isidore, guidé seulement par son instinct, voulut me faire passer à travers des groupes d’aloès mélangés de touffes d’arbres ; mais, au bout de quelques minutes mes habits furent tellement transpercés par les épines, qu’il me fallut abandonner la partie. Nous reprîmes le sentier, qui parfois est à peine visible et si peu fréquenté que nous étions obligés de temps en temps de couper les lianes et les arbrisseaux, croisés et entrelacés sur nos têtes ; nous étions en danger de nous égarer dans le bois, sans un noir qui vint fort à propos nous indiquer la route. Quelques minutes après, je m’arrêtai près d’une petite chute d’eau appelée la cascade du Bassin-Marron, et, tandis qu’Isidore allait dépouiller les bananiers des environs, je fis un croquis de cette gorge, l’une des plus sauvages de l’île.

Une bienveillante hospitalité m’attendait à l’habitation de M. Bertrand où j’arrivai dans l’après-midi. Le gendre de mon hôte, M. Staub, voyant mon désir de ne négliger aucune des beautés du pays, me conduisit par un sentier escarpé, bordé de veloutiers et d’une grosse liane appelée la fouge, sur la montagne du Canon, ainsi nommée parce que les Français, quelque temps avant la prise de l’île, avaient fortifié ce point et y avaient placé une batterie pour défendre le littoral voisin.

Des masses énormes de basalte semblent jetées comme par la main des Titans sur ce plateau, au pied duquel s’étend une immense prairie couverte de filaos qui se prolongent jusqu’au morne Brabant. En tournant le dos à la mer, j’embrassai d’un coup d’œil toute la partie du pays comprise entre la baie du cap et le piton de la rivière Noire.

Je descendis le long de la côte toute bordée de rochers noirâtres que ronge continuellement la vague, et, après avoir longé le rivage, je tournai une langue de terre qui forme le barachois de cette baie, où ne se rendent guère que les bâtiments côtiers d’un petit tonnage. M. Bertrand est obligé de se servir d’un bateau pour se rendre en ville, car aucune route carrossable ne mène a son habitation complétement isolée du reste du pays par le cercle de hautes montagnes qui l’entourent.

Je remarquai surtout chez mon hôte une petite caverne dont l’intérieur est garni de prismes basaltiques très-curieux, et une liane de l’Inde, appelée la liane sabre, qui atteint des proportions colossales. Elle est tordue dans tous les sens, et sa forme se contourne d’une façon si étrange qu’en certains endroits on croit voir la tête d’un serpent à lunettes.

Le jardin produit des ananas et des letchis d’une qualité supérieure. On y voit des palmistes qui s’élèvent au-dessus de tous les autres arbres, et dont la tige terminale, à laquelle on a donné le nom de chou, est formée de jeunes feuilles roulées les unes sur les autres, fort tendres et d’un goût exquis. Ce chou se mange ordinairement en salade ; mais pour se le procurer on est obligé d’abattre l’arbre.

M. Bertrand avait un Indien qu’il envoyait tous les

  1. Il est préférable cependant de la planter près d’un arbre avec lequel elle fait corps comme le gui, et autour duquel elle serpente.