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les menaces de l’équipage. On eût dit le martyre de saint Sébastien. Nous ordonnons de délivrer le captif, très-légèrement blessé à la jambe ; et nous nous faisons expliquer de quoi il s’agit : rencontre d’une autre barque, injures des deux côtés, abordage, coups ; de là tant de cris. Pour détruire l’habitude des querelles, nous imaginâmes un expédient qui nous réussit assez bien ; notre drogman montra aux récalcitrants leurs noms écrits sur un cahier, les prévint que deux mauvaises notes amèneraient leur exclusion certaine. Presque tous méritèrent la première, mais pas un ne risqua la seconde ; les cigares, le café, quelques douceurs données à propos nous les avaient gagnés et ils ne voulaient pas nous quitter.

Femme fellah.

Le reis Essen, originaire d’Assouan, nous était vraiment dévoué ; homme vigoureux, obéissant, et qui savait se faire obéir, il peut être considéré comme un modèle parmi ses confrères. Il tenait bien son rang, ne se rapprochait jamais du matelot, prenait tous ses repas à part, sur le pont supérieur : son riche costume nous faisait honneur : il n’avait cependant que trente francs de gages par mois. Les personnages les plus considérables, avec lui, étaient le drogman et le cawas. Le cuisinier, l’homme le plus gros de l’équipage, mérite aussi une mention ; quelques semaines plus tard, en Nubie, il faillit être dévoré par un crocodile qui, avouez-le, avait bien choisi sa proie.

Nommons enfin le matelot Mahmoud, fort et infatigable, qui parlait sans cesse de son prochain mariage à Louqsor et s’attirait mille lazzis de mauvais goût par son impatience.


Les rives du fleuve.

Le vent contraire n’a pas tardé à ralentir notre voyage ; et tandis que de grandes barques, chargées de paille tordue, descendent le Nil à pleines voiles, la nôtre est lentement tirée à la corde, sous les pentes escarpées et nues du Djébel-Mabagah. La chaîne arabique se rapproche de nous et s’élève ; elle a plus que l’autre de ces aspects sauvages, qui contrastent avec la grande culture des cannes et des cotonniers, dont sa base est égayée. À ses pieds, des groupes de palmiers, dégagés de l’influence humaine, qui impose, même aux arbres, des formes domestiques, jettent de côté et d’autre, comme les brins d’une aigrette bien fournie, leurs fûts grêles sans maigreur, coiffés de panaches immobiles ; ou bien ce sont des tamarix au feuillage aussi doux que des plumes, des mimosas d’où tombe une ombre découpée, semée de mille filets de jour ; ou le figuier d’Égypte, bouclier de verdure épaisse, posé sur un tronc robuste qu’élève hors de terre une coupole de racines. Nous suivions à pied le rivage, tirant d’heure en heure une tourterelle, visitant les villages qui touchent de plus près au désert et prennent un aspect farouche : quelques-uns sont gardés par des soldats et ressemblent à nos villes de garnison. Il y a même, sur les pentes de la montagne, une ville déserte, ancien repaire de brigandage, où Ibrahim-pacha, coupant le mal par la racine, porta jadis le fer et le feu ; ce n’est plus qu’une tanière de chacals, selon le vers du poëte :

Le chacal peut venir ou le crime a passé.

Les maisons tombent d’elles-mêmes, et les grottes voisines semblent pleines d’ossements. Mais, rassurez-vous ; ce sont, pour la plupart, des squelettes antiques de chats et de chiens sacrés. Au retour, nous visiterons avec soin les hypogées de Benis Hassan ; mais nous ne pouvons nous arrêter ; mieux vaut atteindre le terme du voyage, tandis que le Nil encore plein nous oppose moins de résistance.

Nous passions au-dessous du Djébel-Their, dans une sorte de détroit qui ronge la base de la montagne, quand nous fûmes assaillis par des nuées de mendiants peu vêtus et couverts de vermine ; ils se jetaient à la nage, acceptant tout ce qu’on voulait bien leur jeter de la barque, et plongeant avec agilité pour retrouver un sou