Page:Le Tour du monde - 07.djvu/199

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tombé dans l’eau. C’étaient des hommes et des enfants aussi avides à la curée qu’une meute de chiens ; accablés d’injures par notre équipage, ils ripostaient non sans gloire, et leur vocabulaire était si bien nourri qu’ils éteignirent le feu de leurs adversaires. Enfin nous parvînmes à nous en débarrasser, et ils remontèrent avec leur butin dans une sorte de grand bâtiment carré que nous apercevions assez haut dans la montagne. Qu’était-ce que cette maison ? « Un couvent, nous répondit le drogman. — Et ces gueux ? — Des moines coptes et leurs élèves. » Les Coptes, qui descendent de la caste commerçante de l’ancienne Égypte, sont chrétiens ; ils disent la messe dans une langue précieuse pour la philologie, mais qu’ils ne parlent et n’entendent plus depuis le quinzième siècle. Leur histoire n’est pas brillante : convertis au christianisme vers le deuxième siècle, disciples d’Eutychès, décimés par la persécution orthodoxe, complices de l’invasion arabe, tolérés par l’islamisme et employés par les mameluks à la perception des tributs, ils jouissent aujourd’hui d’une médiocre estime ; moines mendiants et voleurs, faiseurs d’eunuques, tels sont les noms que l’on pourrait jeter à beaucoup trop d’entre eux.

Ce fut à la hauteur de Minieh, ville peuplée, jolie, où le vice-roi possède un palais, que nous commençâmes à requérir les Fellahs pour tirer notre barque à la corde (11 décembre). Les moudirs, les cheiks appuyaient notre firman de leur autorité. Le plus souvent nous ne trouvions aucune résistance ; les vieux et les jeunes quittaient leurs travaux et venaient faire la chaîne en chantant ; ils ne demandaient pas de bakchis ; et s’il nous prenait fantaisie de leur donner quelque menue monnaie, notre aumône restait aux mains du drogman. Chaque village envoyait son contingent, et, de relais en relais, un attelage frais remplaçait l’attelage fatigué. Les matelots, parfaitement oisifs, surveillaient le bâton en main, et dirigeaient la chaîne ; ils arrêtaient quiconque passait à leur portée, sans lui demander la direction qui lui eût convenu le mieux. Un récalcitrant menaça un jour le reis de son hoyau ; il reçut une rude correction. D’autres, jetant leurs outils, s’enfuyaient dans les terres et se cachaient dans les cannes à sucre. Alors commençait la chasse à l’homme, à la grande joie de l’équipage et du cawas ; pour nous, nous n’osions trop rien dire, de peur d’ôter de sa valeur à notre firman. Quand on avait pu se saisir des outils du fugitif, il ne tardait pas à venir les réclamer humblement, craignant qu’on ne les déposât chez le magistrat du pays comme pièce de conviction.

Le temple de Dendérah.

Sur la rive libyque, la vallée, moins abrupte, développait à perte de vue des plantations de cannes, assez souvent interrompues par des villages et des villes pittoresques, comme Minieh, Mélawi, Manfalout, Syout, les unes au bord du Nil et s’en allant par lambeaux dans les crues, d’autres à une demi-lieue environ, au pied même des premières assises de la montagne. Tout ce riche pays, vingt villages, appartient au prince Ismaïl, frère du vice-roi[1] ; près de Minieh, ce riche propriétaire a fait établir une machine à vapeur pour élever les eaux et répandre la fertilité dans la plaine ; plusieurs usines, le plus souvent dirigées par des étrangers, distillent et raffinent le sucre ; la principale est située près d’une île charmante, centre de ce vaste apanage, l’île de Rauda, aussi verte que la Rhoda du Caire. Nous y fûmes accueillis en amis par le directeur, un Français, à qui nous rendîmes sa politesse à bord ; c’était notre première réception. Chère passable, grâce aux réserves alimentaires européennes, fantasia, danse des matelots, chants, illumination, feux de Bengale, café, cigares, la fête fut complète et se prolongea bien avant dans la nuit. Le lendemain matin (13 décembre), nous prîmes congé de nos hôtes par deux salves d’artillerie. Après la folle joie, les pensées mélancoliques ; nous fûmes dépassés dans la journée par une barque silencieuse. Elle portait, nous dit-on, une jeune malade que, de guerre lasse, ses médecins envoyaient au tropique. Certes le climat de l’Égypte est éminemment sain et favorable aux poumons affaiblis ; mais s’il peut régénérer une organisation défaillante, ce n’est pas quand elle a dépassé le dernier

  1. Aujourd’hui vice-roi d’Égypte.