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Il faut ici quitter la voie si douce qui nous porte depuis six semaines ; la seconde cataracte moins abordable que la première, nous défend de nous aventurer plus loin ; tout au plus, au temps de la crue, quelques barques aventureuses se lancent au-dessus des rapides. Accompagnés du drogman, du cawas et de matelots en grand nombre nous suivons le rivage aride ; au loin le désert pâle et plat se développe, taché par instants de blancheurs qui indiquent la place où quelque dromadaire quelque voyageur peut-être, abattu par le kamsin, a ete dévoré par les chacals ; les os, dépouillés et blanchis par le soleil, brillent comme de l’ivoire, jusqu’au jour où leurs débris pulvérisés grossiront les sables du désert.

Deuxième cataracte du Nil, dite de Ouadi-Alfa.

Une marche pénible de deux à trois heures nous conduisit à une éminence d’où se découvre tout à coup l’ensemble de la cataracte. C’est un spectacle terrible, moins beau que le chaos harmonieux de la première cataracte, mais plus triste, moins majestueux et plus vaste. Entre des ondulations basses et fuyantes, l’horizon recule dans une profondeur monotone qui a vingt lieues peut-être ; la vallée que nous dominons présente le visage même de la désolation. Des amas sans raison de roches noires, les unes surmontées de maigres verdures, les autres nues, réduisent le Nil à mille ruisseaux tourmentés ; pas un de ces filets d’eau ne porterait barque ; par eux l’imprudent voyageur serait tordu comme par un serpent ; ils s’agitent, brillent et luttent en vain. Des bras plus calmes et plus larges n’ont pas moins de perfidie ; ils sont sans issue.

Là finit le royaume de l’homme ; par delà, il y a bien le Darfour et Kartoum, visités des caravanes ; il y a des rois et des esclaves, des êtres humains peut être ; mais y a-t-il des hommes ? Plus haut, sans cesse obstrué de rapides et dévoré par le sable, le Nil n’est plus ce fleuve magnifique ou s’est mirée une antique civilisation. Mais si, détournant les yeux de l’horizon austral et nous élevant en esprit au-dessus de ce mont qui nous porte, nous jetons vers le nord un regard pénétrant, quels spectacles sublimes, quels apogées et quelles décadences, quelles majestueuses alternatives nous présentera la vie d’un peuple qui, mêlé à toutes nos origines, au fond même de nos croyances, a vécu dans la plénitude de sa gloire à l’heure où nous végétions sur les cimes des montagnes, dans les forêts d’Asie, disputant les glands et les racines, aux bêtes immondes ou féroces ! Voyez ces villes enfouies, buvant les eaux salutaires du grand fleuve ; ces temples, ces tombeaux où les morts croyaient vivre encore tant que leurs corps embaumés conservaient la forme humaine. Perspectives éblouissantes ! millions d’êtres portant les obélisques rois conculcateurs des peuples et conquérants de l’Asie ! Les ravages des Hyksos et des tourbes scythes ; Alexandre, Cléopatre, César, la décadence ; puis la conquête arabe, les flammes du fanatisme, et toute la science de l’antiquité s’envolant avec la fumée de la bibliothèque Alexandrine. Le tourbillon insensé des Mamelouks et des Turcs ; la France passant avec son drapeau qui fut longtemps l’étendard de la civilisation ; enfin, sur les limites extrêmes du présent et de l’avenir, la Méditerranée franchissant l’isthme de Suez et avec elle tout le commerce de l’Europe pénétrant dans l’océan Indien !

Henri Cammas et André Lefèvre.