Page:Le Tour du monde - 07.djvu/233

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son odyssée, est-il permis à l’infortuné de jurer de par tous les diables, ou de bénir la Providence, selon qu’il a le ventre vide et peu d’espoir de le remplir, ou qu’accroupi devant le feu d’une hutte postale, il écoute avec ravissement le murmure de son souper qui bout dans la marmite.

J’ai dit que nous devions terminer la journée à Checcacupi. Mais chemin faisant et tout en causant de choses indifférentes avec mon guide, je songeais à part moi que Checcacupi, à en juger par la stérilité de ses environs, ne devait offrir aucune ressource, et que nous en serions réduits à nous mettre au lit sans souper, ce qui me paraissait infiniment triste. Or, comme le lendemain nous devions passer de la rive droite de Huilcamayo sur la rive gauche, et suivre désormais cette dernière jusqu’à Cuzco, l’idée me vint d’effectuer sur-le-champ cette traversée et de pousser jusqu’à Acopia, où nous avions quelque chance de trouver à la fois le gîte et le souper. Comme c’était un trajet de deux lieues à faire encore, je me gardai bien de communiquer mon idée à Ñor Medina, qui n’eût pas manqué de prétendre que ses mules, éreintées par douze lieues de Cordillère équivalant à dix-huit lieues de plaine, boitaient des quatre jambes et soupiraient après le repos du corral, comme le cerf altéré de l’Écriture après les sources vives : Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum. Nous continuâmes donc notre marche. Arrivés par le travers de San Juan, petit hameau orné d’une lagune, mon guide s’étant arrêté en me priant de passer outre, je profitai de l’incident pour descendre vers la rivière et chercher un endroit guéable.

Mastication du maïs.

Un lit de cailloux jonché de grosses pierres se dessinait sous la transparence de l’eau. J’y poussai résolûment ma mule. Ñor Medina, debout sur la hauteur, vit ce changement d’itinéraire. Sans prendre le temps de rajuster ses grègues, il enfourcha sa monture et accourut au galop.

« Où va donc monsieur ? me cria-t-il.

— Vous le voyez, dis-je, je passe le Huilcamayo : Kubos aneriphto. Puisse, comme à César, le destin m’être favorable !

— Mais la rivière est pleine de trous ! mais vous allez vous noyer et estropier ma mule ! »

À ce cri d’une âme vénale, je ne répondis que par un geste d’épaules ; ce que voyant, mon guide entra dans la rivière et m’eut bientôt rejoint.

« Pourquoi monsieur a-t-il pris ce chemin ? » me demanda-t-il assez brusquement.

La question de Ñor Medina était si naturelle, que je fus tenté d’y répondre que la peur de souper de mémoire à Checcacupi m’avait poussé à passer la rivière. Mais le ton dont cette question était faite, arrêta sur mes lèvres