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VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].
1846-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU,




D’ACOPIA À CUZCO.

QUATRIÈME ÉTAPE.
Un rêve de bonheur. — La quebrada de Cuzco. — Andajes et ses boudins aux pistaches. — La chingzana de Qquerohuasi. — Une carrière du temps où l’impératrice Nama Œllo Huaco filait. — Traité de botanique à la portée de tout le monde. — Le voyageur pleure sa jeunesse passée et ses illusions perdues. — Où un muletier peut être à la fois herboriste et logicien. — Quiquijana et les cailloux de sa rivière. — Qui traite d’Urcos, chef-lieu de la province de Quispicanchi. — Le lac la Mohina et sa chaîne d’or. — Zoologie et arboriculture. — Huaro, son clocler, son coq et son buffet d’orgues. — Vallées et villages caractérisés en passant par un mot quelconque. — Oropesa, la bourgade héroïque. — Le voyageur se brouille pour la seconde fois avec son guide. — Croquis de San Jeronimo. — San Sebastian et ses familles nobles. — L’arbre des adieux. — Du couvent de la Recoleta, de son prieur et de ses moines. — Le Corridor du ciel et la Chaire-du-Diable. — Une chambre monolithe.

Pendant mon sommeil le baromètre descendait à tempête ; le vent mugissait, la foudre grondait, les éclairs brillaient, le ciel, comme dit l’Écriture, ouvrait ses cataractes ; je rêvais d’idylles, de prés verts et de clairs ruisseaux ; le lendemain, à mon réveil, j’avais un pied de neige sur les jambes, édredon immaculé tout aussi chaud que du duvet d’eider ! Cette belle vie eut un terme. Nous atteignîmes Tungasuca et nous nous dirigeâmes vers Cuzco en prenant par la quebrada de ce nom. Là m’attendaient des plaisirs sur lesquels je ne comptais pas. Décembre allait finir, l’été commençait dans la Cordillère, de splendides liliacées entrouvraient de tous côtés leurs corolles peintes. La jeunesse est vaine et présomptueuse ; je crus un moment que la Flore de l’Entre-Sierra étalait en minaudant, pour me captiver, les doux trésors de sa corbeille ; à chaque pas, une merveille végétale m’arrachait un cri d’enthousiasme, les muletiers, qui ne comprenaient rien à mon exaltation phytologique, me crurent d’abord un peu fou, mais je leur expliquai la chose ; et comme ma passion pour les plantes de leur pays leur parut flatteuse pour leur amour-propre national, chacun d’eux, rivalisant de zèle, se mit à me cueillir des fleurs et m’en apportait à brassées. D’Andajes à Urcos, je recueillis des échantillons admirables ; je retrouvai toutes les espèces connues et j’en ajoutai de nouvelles au catalogue des savants. Ce magnifique herbier qui devait à jamais assurer ma gloire, fut brouté par une de nos mules entre Huaro et Oropesa ; je faillis en perdre la tête ; mais en songeant que la nature, symbolisée par le phénix, se consume et renaît de ses propres cendres, et que les plantes dont je venais de perdre un spécimen refleuriraient l’année suivante, je parvins à me consoler. Huit ans s’écoulèrent. Chaque année, quand le printemps faisait place à l’été, en quelque endroit que je me trouvasse, un besoin d’émigration, de locomotion, de déplacement, venait tout à coup m’assaillir ; des désirs inquiets s’éveillaient en moi ; j’enviais le sort de l’oiseau et les deux ailes dont sont pourvues ses omoplates. Comme lui, j’eusse voulu prendre mon vol et m’aller poser au milieu des cerros pour y refaire ma moisson odorante ; mais la chose était impossible !

Comme un lecteur, intrigué par ce préambule, pourrait avoir l’idée de dérouler une carte de l’Amérique ou de parcourir les comptes rendus que tout voyageur officiel doit à son ministre, et cela pour se renseigner sur notre quebrada de Cuzco, nous nous hâtons de l’avertir que les atlas et les rapports se taisent sur son compte et qu’aucun tracé d’elle n’exista jamais dans les cartons d’un ministère ; omission regrettable, mais qu’il est facile de réparer.

La quebrada de Cuzco, que les Indiens appellent communément Atunquebrada — la maîtresse quebrada — est une gorge sinueuse formée par le rapprochement d’une double chaîne de cerros qui naissent entre Acopia et Andajes, et se dirigent du sud-sud-est au nord-nord ouest, sur une étendue d’environ quinze lieues et une largeur variable entre cinquante et cinq cents mètres. Accidentée çà et là, par un village, un lac, une courbe de la rivière, cette gorge s’interrompt un moment et va recommencer plus loin, pareille aux tronçons d’un serpent coupé qui se rejoignent. Aux alentours d’Oropesa, elle s’évase brusquement, et ses deux chaînes parallèles, après avoir décrit dans le nord-ouest et le sud-est une molle courbe, se réunissent à quatre lieues de là, et forment comme un rempart circulaire à la plaine au fond de laquelle est assise la ville de Cuzco. Tel est, à peu de chose près, le tracé orographique de cette gorge, qui, dans son parcours, varie souvent d’aspect et change plusieurs fois de nom.

Avec sa configuration déjà remarquable, la quebrada de Cuzco jouit en tout temps d’une température relative-

  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225 et la note 2.