Page:Le Tour du monde - 07.djvu/243

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ment douce qui dans l’été s’élève jusqu’à 20 à 22 degrés. À cette époque, la grande fonte des neiges dans la Cordillère y fait naître d’humbles rivières, qui la parcourent, l’arrosent et la fertilisent pendant un mois ou deux. Toutes ces rivières se rendent sans bruit au Huilcamayo. D’invinsibles rigoles sillonnent les versants des cerros et ressuscitent mille végétations charmantes, larves et chrysalides qui depuis l’an passé dormaient dans leurs cocons obscurs et dont la chaleur et l’humidité combinées vont faire autant de beaux insectes et de papillons radieux. La fraîcheur du sol et le suintement de la pierre donnent aux herbes, aux mousses, aux lichens qui les recouvrent un lustre humide et velouté. Tout se reprend à vivre pendant cette délicieuse saison : les friquets, les merles, les tourterelles en profitent pour contracter des unions éphémères ; on les voit se poursuivre, s’agacer de l’œil et du bec, se déclarer leurs flammes respectives à l’aide de pépiements, de sifflements et de roucoulements, et conclure en suspendant leurs nids aux ombrages.

Devant cette esquisse au fusain de la quebrada de Cuzco, on doit comprendre maintenant que son souvenir me fut cher. J’avais hâte en effet de revoir un à un les lieux où tant de fois j’avais fait halte avec les muletiers d’Azangaro : ici pour gravir le versant d’un cerro et cueillir une fleur charmante ; là pour allumer un feu de bûchettes et peler les patates du déjeuner ; plus loin pour dresser notre campement, desseller les mules et déployer ma tente ; je dis tente, par euphonie et pour arrondir ma période, car cette tente, comme on sait, n’était qu’un amas de ballots.

Plus d’une heure s’était écoulée depuis notre entrée dans la susdite quebrada, et non-seulement je n’avais encore retrouvé aucun des sites d’autrefois, mais j’avais cherché vainement certaines plantes qui m’étaient bien connues et que je savais devoir croître en tel ou tel endroit. Déjà nous approchions du village d’Andajes et des buissons noircis, échevelés et sans feuillage ; de pâles gramens, des mousses jaunies, un sol crevassé par la sécheresse, étaient les seuls détails que j’eusse relevés. Naturellement, je pensai qu’après huit ans d’absence ma mémoire me servait mal, que nous n’avions pas encore atteint la partie fertile de la quebrada, et cette idée me fit prendre patience jusqu’à Andajes, où nous nous arrêtâmes pour acheter un pain grossier et des morcillas, boudins locaux dans la préparation desquels il entre avec du lard et du sang de mouton, du piment, du baume, des pistaches de terre[1] et de la cannelle.

Andajes.

Andajes est un village de quarante feux, qui se recommande à l’attention des statisticiens par son école ouverte à la jeunesse, et la pulperia, — dépôt de liqueurs, de chandelles et d’épiceries, — où nous achetâmes des aliments. Andajes a de plus sa légende et son souterrain comme un château d’Anne Radcliffe. En face du village, sur la rive droite du Huilcamayo, et dans les flancs du cerro Qquerohuasi, se trouve une chingana, conduit tortueux et profond où les habitants du pays prétendent qu’à l’époque de la conquête, les Indiens cachèrent d’immenses trésors, pour les soustraire à la rapacité des soldats de Pizare. Nombre d’industriels, affriandés par cette tradition, ont cherché longtemps ces richesses, mais sans pouvoir les découvrir. Le dernier d’entre eux, Gaditan d’origine et du nom de Vidagura, parvint jusqu’à l’extrémité de la chingana, qui dit-on, était fort étroite. Comme il était occupé à en sonder les parois, une pierre énorme se détacha de la voûte et ferma l’ouverture du souterrain ; le pauvre Chapeton fut pris dans cette souricière.

À un quart de lieue nord-nord-ouest d’Andajes, sur la rive gauche du Huilcamayo et dans le voisinage de la petite lagune de Santa Lucia, la quebrada de Cuzco s’échancre tout à coup et laisse voir au milieu des cerros un entassement de pierres énormes d’une rectitude parfaite et d’une netteté d’arêtes singulière. La montagne, criblée d’excavations carrées d’où ces blocs ont été tirés, semble avoir laissé fuir ses entrailles de toutes parts. dans ce prodigieux amas de quadrilatères, un passant doué d’imagination peut aisément se figurer les assises de quelque Ninive inconnue ou les débris d’un Memphis auxquels personne n’avait songé : leurs pylônes, vastes propylées, stèles altières, orifices béants des spéos,

  1. Appelées mani par les habitants. C’est l’arachys ypogæa des botanistes.