Page:Le Tour du monde - 07.djvu/255

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naissance. Tous croyaient reconnaître en moi le moraliste bienveillant, porté par nature autant que par système a excuser les faiblesses humaines, et ne s’effrayaient nullement de me savoir en possession de leurs secrets. Bons petits frères ! en les voyant dans un âge encore tendre si ardents à humer le piot et à danser des pas de caractère avec les Indiennes du voisinage, combien de fois je m’étais dit : « Quels dignes moines ces moinillons feront un jour ! » Les souvenirs évoqués par l’aspect du couvent de la Recoleta pâlirent et s’effacèrent de ma mémoire à mesure que les murailles de l’édifice s’abaissaient derrière les terrains. Nous passions en ce moment devant un endroit renommé dans les annales du pays pour les engagements bachiques dont il fut longtemps et dont il est encore parfois le théâtre. C’est un espace verdoyant, à peu près circulaire, offrant çà et là quelques maisonnettes, quelques fermes, quelques vergers. Au fond, dans un lointain bleuâtre, s’ouvre une gorge formée par des cerros dont les croupes enchevêtrées simulent un immense escalier qui monte de la plaine à la région des neiges. Les habitants l’appellent le Corridor du ciel, par antiphrase sans doute, car le prétendu corridor ne peut aboutir qu’à l’enfer. Ce site que, dans l’origine, la nature avait fait agreste et même un peu sauvage, afin qu’un Tityre local, mollement couché sous l’ombrage des capulis (aucun fagus ne croît dans le pays), pût dialoguer à l’aise avec un Mélibée, ce site est devenu, l’homme et l’usage aidant, une manière de champ clos, d’arène bachique, musicale et dansante où les deux sexes de Cuzco viennent, bouteille en main, se défier à qui boira le plus et dansera le mieux aux doux accords de la guitare. Il faudrait toute la puissance de souffle du vieux Malésigène pour énumérer les assauts que depuis deux siècles les citadins de Cuzco ont livrés en ce lieu et dire le nombre des morts, des mourants, des blessés restés sur le champ de bataille.

Église et couvent de la Recoleta.

À ce Corridor du ciel d’orgiaque mémoire succède, toujours à la droite du grand chemin, un site montueux,

La Chaire-du-Diable (voy. p. 256).
Chambre monolithe (voy. p. 256).