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L’ornementation extérieure des couvents de Cuzco est loin d’égaler celle de ses églises ; tous ses édifices sont de lourds parallélogrammes avec des murailles lisses, couverts d’un toit de tuiles ou coiffés de coupoles et percés d’une porte cintrée sur laquelle est placé le signe du salut. Cette porte donne dans une petite cour, enclose de murs élevés, et qui aboutit à un de ces couloirs tortueux et sombres comme en ont les vieux châteaux d’Anne Radcliffe, comme en avaient les autres de l’inquisition. C’est presque en hésitant qu’on s’y engage. Mais lorsqu’après avoir tâtonné pendant quelques minutes dans les ténèbres, on débouche inopinément à l’entrée du cloître intérieur, inondé d’air et de lumière, le tableau qu’on a sous les yeux efface bien vite la première et désagréable impression qu’on avait reçue. De vastes cours bordées de galeries dont les cintres sont portés par d’élégants piliers ou des groupes de colonnettes, se prolongent dans une perspective harmonieuse ; au centre de ces cours, façonnées en jardins, s’élève une fontaine de granit à trois vasques superposées ; de son sommet jaillit une gerbe d’eau qui retombe de bassin en bassin comme de l’urne d’une naïade ; de beaux massifs de daturas, de capulis et de myrtes, des corbeilles de fleurs symétriquement espacées, mêlent leur feuillage mobile au feuillage sculpté de l’architecture. Une paix profonde, un calme ineffable se dégagent de cet ensemble ; une solitude complète environne le promeneur ; aucun bruit discordant ne frappe son oreille : le murmure de l’eau, le souffle du vent, le gazouillement d’un oiseau dans les branchages, sont les seules voix qui troublent le silence. Jamais asile plus sûr et plus discret, retraite plus voilée et plus mystérieuse, ne fut offerte au poëte, à l’artiste, au rêveur, pour y développer son thème ou y caresser sa chimère. À ces Édens de Cuzco cachés entre quatre murailles, il ne manque pour ressembler au véritable paradis, que quelques degrés d’élévation de plus dans leur température.

Le couvent de la Merced est la merveille du genre. Si l’élégance de son cloître, les belles proportions de ses arceaux et l’escalier monumental qui conduit au premier étage font l’admiration des curieux et des gens de l’art, ses jardins, ses eaux, ses ombrages offrent au promeneur solitaire la plus charmante thébaïde qu’il puisse souhaiter.

Ce beau couvent, dont le prieur était de mes amis, n’avait pas un recoin caché que je ne connusse ; je savais au juste combien ses galeries avaient de piliers et quelles espèces végétales croissaient dans les carrés de ses parterres. Un de mes plaisirs pendant les courts étés de Cuzco était de monter après mon dîner sur la plate forme de son clocher et de m’adosser contre la coupole qui le couronne ; cette coupole, que le soleil avait chauffée pendant le jour, gardait un reste de chaleur qui me pénétrait d’un bien-être indicible. Enveloppé dans mon manteau et tandis que la chymification de mon dîner s’opérait doucement à l’aide d’un cigare, mes regards plongeaient dans la ville et fouillaient indiscrètement les cours et les maisons voisines. Le monastère de Santa-Clara en particulier attirait mon attention par la disposition de ses cellules et les compartiments de son jardin diapré de fleurs charmantes, mais communes ; du haut de mon observatoire je voyais les religieuses aller et venir, tout occupées de soins divers et fort loin de penser qu’un profane, un être du sexe abhorré avait les yeux fixés sur elles et ne perdait aucun détail de leur pantomime.

Certaine après-midi que j’étais à mon poste, examinant pour la centième fois l’intérieur du jardin de Santa Clara, le hasard me rendit témoin d’une scène étrange. J’en parle ici pour deux raisons : la première, parce qu’un voyageur obligé par état de tout voir, — sinon de tout savoir, a un peu le droit de tout dire ; la seconde, parce que l’épisode ou la scène en question se rattache aux mœurs du pays et explique certains usages. J’examinais donc l’intérieur du jardin de Santa-Clara, quand une religieuse sortit de sa cellule et vint se poster devant une cellule voisine ; cette religieuse portait une guitare qu’elle accorda et dont elle se servit pour accompagner une copla, un yaravi, une chanson quelconque. À la distance où je me trouvais, cent cinquante mètres environ, je ne pouvais entendre ni l’air ni les paroles ; mais la pose langoureuse de l’exécutante, sa tête penchée en arrière, ses yeux levés au ciel, indiquaient clairement que la poésie du morceau dont elle avait fait choix, était des plus tendres et sa musique à l’avenant.

Comme cette vierge du Seigneur était occupée à filer des sons, la porte d’une cellule placée à sa gauche s’ouvrit brusquement : une religieuse en sortit, les bras étendus, les voiles au vent, courut sus à la virtuose, lui arracha sa guitare des mains et la lui brisa sur la tête ; puis la saisissant d’un bras vigoureux et la courbant comme un frêle roseau, malgré les efforts de la victime pour se débarrasser de son étreinte, lui infligea, séance tenante, cette correction manuelle dont la seule menace fait frémir les petits enfants. Je vis passer rapidement devant mes yeux, pareilles aux zones multicolores de la tranche d’un code civil, les enaguas[1] bleues, jaunes, rouges, vertes de la pauvre nonne ainsi maltraitée ; aux cris qu’elle poussait, une partie de la communauté accourut, l’abbesse en tête ; trois religieuses parvinrent à grand-peine à l’arracher aux mains de son bourreau. J’ignore ce qui s’ensuivit.

Le soir venu, je racontai le fait à quelques dames de la ville en les priant de m’en donner l’explication. Elles me répondirent ingénument, mais non sans rire un peu, que la nonne dillettantina s’était probablement attiré cette correction pour avoir donné une sérénade à l’amie de cœur d’une de ses compagnes ; que celle-ci s’était courroucée de cet excès d’audace et l’avait châtiée, comme en Espagne un galant se courroucerait et malmènerait le rival qu’il verrait racler le jambon sous les fenêtres de sa belle.

  1. Sous le ciel de Cuzco, les enaguas ou jupons portés par le beau sexe sont toujours en laine et jamais en coton et de couleurs très-vives. Les couleurs à la mode sont le ponceau, le bleu de ciel, le rose de Chine, le vert Véronèse et le jaune de chrome.