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rite que celui d’une fidélité servile. Ces prétendus originaux exposés au grand jour et débarbouillés de la crasse qui les recouvre, révéleraient sur-le-champ à un œil exercé leur origine plébéienne, comme certaines mains, dépouillées de leurs gants laissent voir les callosités et les durs stigmates du travail.

Plus tard, à défaut de ces œuvres originales, devenues l’objet de spéculations privées, les peintres de Cuzco se sont inspirés des copies qu’en avaient faites leurs devanciers. Des gravures quelconques qui leur sont tombées sous la main ont complété cette éducation artistique, qui depuis un siècle est toujours la même. Parler aux peintres d’aujourd’hui d’anatomie et d’ostéologie, d’études d’après la bosse, l’écorché ou le modèle vivant, de perspective linéaire ou aérienne, serait leur tenir un langage incompréhensible et s’exposer à recevoir d’eux un mauvais compliment. Ce manque absolu des premières notions de l’art leur interdit toute création originale et les oblige à recourir aux toiles existantes pour y prendre les diverses parties dont ils forment un tout. De là cette gêne, cette roideur et ce manque d’animation que présentent leurs œuvres et qui choquent à première vue. Tous leurs personnages, construits de morceaux rapportés, semblent découpés à l’emporte-pièce et collés sur la toile ; aucun d’eux n’avance ni ne recule ; nul souffle d’air ne circule autour de ces mornes silhouettes, qu’une couleur blonde et chaude continuée par tradition, un coloris souvent frais et charmant, recommandent à l’attention.

Les belles œuvres du temps passé, nous l’avons dit, sont extrêmement rares dans les églises et les couvents de Cuzco ; néanmoins, en furetant dans les recoins, on peut trouver encore, voilé par la poussière et les toiles d’araignées, un bijou artistique que ses possesseurs ne refusent jamais de vendre, si la proposition leur en est faite à l’oreille et le prix qu’on en offre assez alléchant. Une historiette de quelque lignes à ce sujet en dira plus que bien des pages.

Un ami avec qui nous causions un jour des tableaux que possèdent les églises et les couvents de Cuzco, nous demanda à laquelle de ces œuvres nous donnerions la préférence ; nous lui parlâmes d’un tableau de deux pieds carrés représentant une Fuite en Égypte, que nous avions découvert sous la voûte d’un escalier du couvent de la Recoleta, où, comme une lampe allumée, il nous avait semblé éclairer les ténèbres. L’ami, curieux de vérifier le fait, vint avec nous à l’endroit indiqué où nous lui montrâmes le chef-d’œuvre en question, que sa couleur admirable non moins que le bizarre et luxueux accoutrement de ses personnages, nous faisaient croire sorti de la palette de Rubens ou de quelque artiste de son école. Notre ami regarda longtemps le tableau, le trouva bonito (joli) et sortit sans rien dire. Quelques jours après, en entrant chez lui, nous y aperçûmes la précieuse toile ; à l’aide d’un instrument tranchant on l’avait coupée raz du cadre, mais avec tant de maladresse, que les pieds nus de la Vierge étaient restés dans la bordure. À l’idée que l’homme que nous appelions notre ami avait pu se rendre coupable d’une action indigne, nous sentîmes le rouge de la honte nous monter au visage, et nous fûmes sur le point de repousser la main qu’il nous tendait. Quelques mots lui suffirent pour nous prouver son innocence. Un moine de la Recoleta, à qui il avait fait offrir par une vieille béate experte en ces sortes d’affaires, une once d’or (86, 40) en échange du Rubens inédit, n’avait pas hésité à charger sa conscience de ce vol sacrilége. Toutefois, craignant d’être surpris par un des frères et d’avoir maille à partir avec le prieur, il avait opéré nuitamment la section de la toile, et cela avec tant de précipitation, que les chevilles de la Vierge avaient été tranchées. Un mois après, en allant fumer un cigare sur le lieu du sinistre, nous revîmes le cadre veuf de sa toile et les pieds roses de la Mère de Dieu, qui semblaient protester énergiquement contre l’amputation cruelle qu’un moine simoniaque leur avait fait subir.

Les révolutions politiques, les catastrophes privées, et, plus que tout cela, l’esprit sérieux des Cusqueños tourné vers l’étude de la théologie et du droit canon, entravent l’essor des beaux-arts, dont la muse, à Cuzco, marche pédestrement, quand sur cette terre classique elle devrait avoir des ailes. Les églises et les couvents, regorgeant de peintures, ne font plus de commandes aux artistes modernes, et par économie les familles suivent l’exemple des communautés. Les deux ou trois peintres qu’on compte dans la ville, courraient risque de mourir de faim si les négociants et les conducteurs de tropas, attirés à Cuzco par les besoins de leur commerce ne leur faisaient quelques commandes picturales sur lesquelles, une fois de retour chez eux, ils réalisent de jolis bénéfices. Ces commandes consistent en douzaines de Chemins de la croix, en Bons Pasteurs avec ou sans brebis, en Vierges au raisin, à la chaise, au poisson, copiées d’après des gravures ; en saints et en saintes de toutes sortes, en pied ou en buste, avec ou sans mains. Chacune de ces toiles est payée, bien entendu, selon sa grandeur et le plus ou moins de nus qu’offre le sujet qu’elle représente. Il est des toiles de quatre réaux (deux francs quarante centimes environ), il en est de cinquante francs. Une fois que le négociant a fait sa commande et qu’il est convenu avec l’artiste de l’époque où elle lui sera livrée, il donne à celui-ci un à-compte sur le prix de son travail, et part confiant dans sa bonne foi ; il est rare que la bonne foi de l’artiste fasse défaut à son commanditaire ; seulement, comme ce commanditaire est absent, qu’il ne doit revenir que dans six mois, et que les absents ont presque toujours tort, il arrive, dans l’intervalle, que l’artiste, trouvant d’autre besogne à faire et d’autres à-compte à toucher, oublie si bien le négociant et sa commande, que rien n’est encore fait quand celui-ci revient. De là des récriminations sans fin de la part du commanditaire et des excuses sans nombre de la part de l’artiste, qui, sur la menace qu’on lui fait de le rouer de coups, se décide enfin à se mettre à l’œuvre.

Comme les marchands de couleurs sont inconnus