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rasait la tête, il pourrait entrer en qualité de marchand, et que c’était le plus sage ; mais mon mari n’y consentit pas, ne voulant visiter la ville qu’en qualité d’Anglais, ou bien pas du tout.

« Nos communications étaient naturellement fort limitées ; car, sur cinq que nous étions, notre conversation se faisait en quatre langues différentes. George se tenait à côté de nous ; mais du côté des officiers c’était fort intéressant. Le Tatar qui traduisait en chinois était un fort bel homme. Il se tenait à gauche des officiers et, après avoir reçu une communication de notre part, il se tournait vers ses supérieurs et disait quelque chose en se mettant sur un genou ; puis il se levait et, croisant ses bras sur sa poitrine, baissait la tête et, transmettait nos paroles. Lorsque le kaldi nous répondait, le Tatar s’agenouillait de nouveau et recommençait la même cérémonie de notre côté.

« Ils nous invitèrent à dîner, ce que nous acceptâmes volontiers, n’ayant rien de mieux à faire. Ils s’excusèrent sur la pauvreté du dîner, et parurent enchantés que nous voulussions rester. Ce repas consistait en riz et en viande ; la soupe fut servie à la fin ; puis après vinrent le thé et les plats de douceur. Ils essayèrent de nous faire manger avec des baguettes, et notre manége excita leur hilarité. George alla chercher à la maison une paire de cuillers et de fourchettes, ce qui amusa beaucoup nos hôtes. Le kaldi nous raconta qu’il avait été une fois à Canton, et qu’il y avait vu des Anglais et quelques-unes de leurs coutumes.

« Après le thé, nous prîmes congé de nos hôtes, désirant repartir le lendemain matin. Alatau fut embrassé ardemment par tous les soldats, et je peux dire que l’enfant s’en amusa beaucoup. »


Traversée des monts Alataus.

Pour revenir de Choubachac à Kopal, nous avions à traverser tout le massif de l’Alatau, qui, presque à pic du côté du sud, a sa pente septentrionale découpée par onze cours d’eau tributaires du grand lac Tenghiz. Nous choisîmes dans ces montagnes une des passes que suivent les Kirghis dans leurs migrations d’automne. On ne peut la gravir ni en été, ni au printemps, et, en hiver, elle est tellement encombrée de neige, que ce serait folie de s’y hasarder. L’aoul le plus près de cet endroit se trouve à plusieurs centaines de verstes : aussi ces scènes sauvages et grandioses sont-elles presque toujours interdites à l’homme. Le tigre y vit en paix dans sa tanière, l’ours dans son repaire, et la bête fauve y erre dans certaines parties boisées, sans être importunée. Au moment où nous allions camper pour la nuit à l’entrée de la passe, les nuages épais qui avaient obscurci la montagne s’éclaircirent et me procurèrent une belle vue de l’Actou, dans la direction de l’Ili. Les pics neigeux ressemblaient à des rubis au coucher du soleil, tandis qu’au-dessus d’eux tout le ciel était empourpré, et que la nuit projetait ses ombres sur les dernières cimes. Devant moi était ma yourte, où les Kirghis faisaient cuire le mouton, tandis que chevaux et chameaux étaient couchés autour d’eux. Malgré, ma fatigue, je ne pus résister au désir de reproduire sur le papier cette scène qui restera toujours gravée dans ma mémoire, aussi bien que le beau coucher de soleil de la steppe. Au sud de ce plateau s’élèvent, se dessinent les pics pittoresques et grandioses de l’Alatau ; plusieurs d’entre eux sont couverts de neiges éternelles, tandis que le plateau est couvert d’une belle herbe et produit de bons pâturages pour les troupeaux des Kirghis qui, chaque année, y prennent leur quartier pour deux ou trois semaines. J’y trouvai plusieurs tombeaux. L’un d’eux a cent pieds de diamètre sur quarante de haut. Il est entouré d’une tranchée de douze pieds de large sur six de profondeur. Il y a là un fossé circulaire de dix pieds ; après avoir examiné cette grande masse, je conclus qu’elle avait pu être aussi bien un fort qu’un tombeau. À la gauche de cette tranchée, se trouvent quatre immenses pierres de forme circulaire. Je suppose que c’étaient les autels sur lesquels on sacrifiait des victimes aux mânes des morts. Mais qui les a élevées ? et comment ont-elles été déposées en ce lieu ? Rien ne saurait l’établir. Les Kirghis y rattachent une tradition : c’est que ces pierres sont le monument d’un peuple qui, pour un motif inconnu, résolut de se détruire, et voulut auparavant se préparer ce grand tombeau. « Les pères, ajoutent-ils, tuèrent leurs femmes et leurs enfants, à l’exception de l’aîné, qui, à son tour, tua son père et se donna la mort. » Les Kirghis donnent à ce peuple le nom de misérables suicidés.

En quittant cette scène, qui nous remplissait l’âme d’idées lugubres, nous continuâmes notre route vers la rivière de Kopal. Cette rivière me procura l’occasion de dessiner plusieurs vues singulières. La gravure (p. 372) en représente une que je pris à un endroit où l’eau tombe dans une gorge profonde. Elle coule avec un rugissement infernal. La forme bizarre de ces rochers rend le site particulièrement attrayant. Je fis plusieurs efforts pour atteindre le pied de cette chute ; mais c’était impossible à cause de la surface glissante des rochers sur lesquels il fallait marcher. Non loin de là, je découvris le Tchimboulac ou les mille sources, torrent qui jaillit dans un ravin formé de marbre jaune et rouge d’une beauté extraordinaire (voy. p. 383).


Pierres levées de la Kora. — Légendes kirghis.

Ayant franchi la ligne de faîte qui sépare le bassin du Kopal de celui de la Kora, j’atteignis sur les bords du cette rivière un point où la nature a ménagé entre le torrent et la montagne un espace d’environ deux cents mètres. À mesure que nous avancions, je me demandais si je n’avais pas sous les yeux quelque ouvrage de Titan ; devant moi se dressaient cinq énormes pierres, rangées dans un ordre qui n’avait rien d’accidentel, mais qui dénotait l’intervention d’une intelligente volonté. Une de ces pierres, assez grande pour servir de clocher à une église, a soixante-seize pieds de haut sur vingt-quatre de long et dix-neuf de large ; elle se dresse à soixante-treize pas du pied des falaises ; son inclinaison