Page:Le Tour du monde - 07.djvu/375

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hors de la perpendiculaire, dans la direction de la rivière, est de huit pieds environ. Les quatre autres blocs varient de quarante-cinq à cinquante pieds de hauteur ; l’un mesure quinze pieds de côté, les autres un peu moins ; deux sont exactement perpendiculaires ; les deux autres s’écartent de la verticale, un surtout qui semble sur le point de perdre son équilibre (voy. p. 376).

Plus grande encore, une sixième pierre gît tout près à demi ensevelie dans le sol, et çà et là couverte d’arbustes prospères qui ont pris racine dans le roc. À deux cents mètres à l’ouest, trois autres blocs jonchent la terre ; sous l’un d’eux s’ouvre une cavité que plus d’une famille de Kopal considérerait comme une demeure splendide. Non loin de ce dernier groupe, s’élève un amas de pierre dû sans conteste à la main de l’homme, puisqu’il renferme, entre autres matériaux, une grande quantité de blocs de quartz ; il est circulaire : son diamètre est de quarante-deux pieds, sa hauteur de vingt-huit ; sa forme, celle d’un dôme. Autour de ce monument, à une distance de dix pieds, de nouveaux blocs de quartz sont rangés en cercle. Je fus grandement surpris de rencontrer dans cette vallée un pareil tumulus qui ne pouvait guère être le tombeau d’un chef de la race habitant actuellement cette région, et qui devait remonter à une aussi haute antiquité que les tumuli que j’avais déjà vus dans les steppes.

Mes Kirghis ne s’approchèrent du tombeau qu’en tremblant et avec tous les signes d’une profonde vénération. Chacun d’eux laissa un lambeau de son vêtement comme offrande à l’Esprit du mort. Ma curiosité n’en fut que plus vivement excitée jusqu’à ce que j’eusse obtenu le récit suivant d’un de nos guides, qui se croit un des descendants de Tchenkis. Qu’on sache d’abord que Kora signifie renfermé, mis sous clef.

« La vallée de la Kora était jadis habitée par de puissants génies, continuellement en guerre avec d’autres génies de la même race qui avaient élu pour demeure différentes régions du Tarbagatai, du Barlouck et du Gobi. À la suite de leurs expéditions et de leurs pillages, ils trouvaient toujours une retraite assurée sur la Kora ; au sommet des rochers qui dominent le pays, veillaient des sentinelles. Elles annonçaient de loin l’approche des ennemis qu’on attirait dans les défilés des montagnes ; là, c’en était fait d’eux ; ils étaient écrasés par les rochers qu’on faisait rouler du sommet des monts. Enfin l’audace et la tyrannie des génies de la Kora devinrent telles qu’il se forma contre eux une vaste conspiration vengeresse à laquelle le démon fut prié de participer.

« Comme toujours, les sentinelles signalèrent, cette fois encore, l’arrivée de l’ennemi, l’on prit des mesures pour l’attirer dans le défilé fatal. Deux autres grandes armées parurent soudain, marchant vers d’autres défilés, et il fallut que les génies assiégés missent en mouvement toutes leurs forces pour détruire ces innombrables assaillants. Les montagnes retentirent de tout le tumulte de la guerre et de tout le fracas des avalanches. La bataille fut terrible ; les génies allaient triompher, lorsqu’un bruit épouvantable se fit entendre ; les montagnes tremblèrent ; un nuage de flamme et de fumée s’éleva jusqu’à moitié chemin du ciel ; il s’en échappait de rouges éclairs et des éclats de tonnerre qui trouvaient leur écho dans les gorges, dans les vallées au pied des pics. Cette épouvantable nuée, c’était l’artillerie de l’enfer qui vomissait des roches enflammées et décimait les défenseurs de la Kora. À cette formidable tempête, les génies avaient reconnu le pouvoir du prince des ténèbres ; terrifiés, ils reculèrent et s’enfuirent dans cette vallée où personne encore n’avait osé pénétrer. Cette fois les vainqueurs s’y précipitèrent avec le diable et l’avant-garde ; mais tout à coup, du haut de la montagne, descendirent avec fracas de grands rochers qui ensevelirent les géants sous leurs débris.

« À la suite de cette terrible bataille, les génies de la Kora furent enchaînés pour des siècles et le récit de leurs aventures se conserva de père en fils.

« Plus tard, un chef sans peur se résolut à visiter la sinistre vallée, et même à venir y demeurer, en dépit de toutes les remontrances de sa famille et de ses amis ; suivi d’un grand nombre de ses compagnons, il traversa les montagnes, descendit sur la Kora et vint camper sur le sol fatal ; on planta les tentes ; on égorgea les animaux on prépara le festin, au bruit des louanges données au courage de l’aventureux sultan qui avait osé conduire ses sujets dans la vallée enchantée. Mais au sein même des réjouissances, le fracas du tonnerre roula dans les vallées, en se multipliant par mille échos, et un génie, furieux, terrible, apparut, tenant une épée fulgurante. Tous les profanes furent glacés d’effroi : « Monstre dit-il au sultan d’une voix formidable, tu as osé conduire tes esclaves dans ce lieu sacré : tu mourras ! »

« Rapide comme l’éclair, l’épée du génie, coupant les énormes rochers, ensevelit les profanes sous de pesantes masses. Le petit nombre de ceux qui assistaient de loin à la sanglante tragédie, s’enfuit pour en porter la nouvelle à la famille et à la tribu du sultan. Les femmes furent inconsolables et portèrent le deuil pendant de longues années. Enfin un esprit, appelé la Dame blanche, prit pitié de leur douleur et, grâce et son intercession, la tribu put enfin élever un tombeau dans la fatale vallée ou depuis jamais un Kirghis n’a osé mener paître ses troupeaux. »


La caverne de Satan. — Faune de l’Alatau. — Le Maral.

Le nom du génie du mal tient une grande place dans les légendes des Kirghis et dans leur vocabulaire géographique. Il n’est guère, dans les monts Alataus, d’abîmes insondables, de grottes inexplorées, qui ne soient considérés comme demeures de Satan. Une exploration que je fis de la haute vallée du Bascan me fit découvrir un hémicycle gigantesque, ancien bassin d’un lac desséché à une époque très-moderne, comme le prouvent les débris organiques, et les amas de coquillages d’eau douce qui en couvrent le fond et en revêtent les parois, et que le temps n’a pas encore fossilisés.

En avant du bassin s’élève un bloc triangulaire de granit, haut de cent trente-cinq mètres, et dont les trois