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séparent au printemps, et emportés par les courants, descendent vers le sud. Les uns, usés peu à peu par la température plus douce, se fondent et disparaissent, les autres échouent sur le rivage ; quelques-uns saisis par le gulf-stream remontent dans le nord, et sont entraînés jusqu’aux parages de la Norvége.

… L’entrée du port de Saint-Jean de Terre-Neuve est fort étroite et pendant l’hiver bloquée par les glaces. Dans la belle saison, il y vient un assez grand nombre de bâtiments étrangers, notamment des espagnols qui transportent la morue dans leurs colonies et dans leurs provinces européennes. La ville n’est pas tout à fait aussi considérable qu’Halifax, ni le lieu d’un aussi grand commerce, surtout aussi varié. Néanmoins, il y règne une activité très-grande, et comme c’est là que les pêcheurs anglais des bancs et de toute la côte britannique de l’île apportent leurs cargaisons, des grèves sont établies partout où les maisons n’occupent pas le terrain. La morue s’y étale, y sèche jusque sur les glacis des forts et remplit l’air de ses parfums combinés avec ceux du loup marin. À certains égards, Saint-Jean peut être considéré comme un vaste chauffant.

La moitié au moins de la population de la ville est irlandaise, et par conséquent catholique. Cette moitié se compose ainsi : quelques négociants ou agents d’affaires assez riches, en petit nombre ; une certaine moyenne qui a quelque aisance, et enfin à peu près toute la classe pauvre. Les protestants comprennent la majeure partie de la société opulente.

Le gouvernement de Terre-Neuve est absolument semblable à celui des autres colonies anglaises. L’impôt se vote par une chambre basse composée des membres qu’élisent les habitants de l’île partagés en districts, sauf ceux qui habitent la côte française, lesquels n’ont pas d’existence civile reconnue. Les lois coloniales sont faites par cette chambre et par le conseil, espèce de sénat nommé également à l’élection. Le gouverneur, représentant de la reine, ne saurait rien faire sans le concours de ces deux pouvoirs et c’est dans leur majorité qu’il prend les agents principaux de son administration, ministère responsable devant la colonie. Toutes les affaires sont traitées d’après la méthode constitutionnelle, avec une grande publicité, une grande intervention de la part des journaux, un appel constant et l’appui ou à la méfiance des électeurs, de grandes difficultés pour les ministres et enfin bon nombre de soucis pour le gouverneur.

L’évêque de Saint-Jean de Terre-Neuve, notamment, peut passer pour un des riches prélats de la catholicité. Ses revenus sont considérables, et se fondent, pourtant, presque uniquement sur la vente du poisson. Les contributions des fidèles arrivent sous cette forme, et le plus misérable pêcheur préférerait prendre sur la portion destinée à la nourriture de sa famille que de diminuer la portion qu’en son âme et conscience il croit devoir réserver à son premier pasteur. Il apporte son tribut en nature, et l’évêque le fait vendre, et comme il se trouve ainsi annuellement en possession de cargaisons considérables, il en résulte qu’indirectement il représente la plus forte maison de commerce de la colonie.

Mais s’il a de grands revenus, il a aussi de grandes charges. Je viens de dire que la partie pauvre de son troupeau recevait ses aumônes ; elle s’y confie même si absolument que, sur plus d’un point, elle ne sent pas même la nécessité de travailler. L’évêque est là pour la nourrir, et elle le récompense par un dévouement tellement entier, tellement aveugle, qu’il serait imprudent au plus haut degré, à quelque autorité que ce soit, de se mesurer avec un chef populaire aussi vénéré, aussi sûr d’être servilement obéi.

Ce n’est pas tout encore. Mgr de Saint-Jean a bâti de ses deniers, au point culminant de la ville, une vaste cathédrale en pierre, d’un goût un peu contestable, mais imposante par la masse, la solidité, les dimensions, et décorée à l’intérieur avec une profusion d’ornements qui atteint à la magnificence, sinon à la beauté.

Le Gassendi fut comblé de prévenances à Saint-Jean comme il l’avait été à Halifax, et l’hospitalité coloniale nous donna là autant de preuves de sa cordialité que nous en avions reçu ailleurs. Sans aucune différence de partis, catholiques et protestants se montrèrent pour nous empressés et pleins d’accueil.

Avertis par la saison qui s’avançait, bien fournis de souvenirs agréables et de motifs de gratitude, nous quittâmes la capitale pour terminer le tour de l’île en nous rendant dans la baie de Burin, située non loin de notre propre établissement de Saint-Pierre et Miquelon. Cette partie de l’île est la plus peuplée, et le commerce de boitte ou appât qui s’y fait lui assure une certaine aisance. Rien n’y diffère d’ailleurs de ce que nous avons vu sur les autres points, sinon l’absence de Français. C’est à peu près le même genre de vie, quoique régularisé par la présence de magistrats, de prêtres, de tout ce qui constitue l’état normal d’une société. La population souffrait alors de la présence d’un cruel fléau qui n’y sévit que trop souvent. Une épidémie d’angine couenneuse s’était établie sur quelques points, et enlevait particulièrement les enfants. Quelques maisons où le mal faisait plus de ravages étaient tenues dans une espèce de quarantaine.


VIII

Retour à Sydney. — Gougou, descendant des rois des Micmacs. — Les chiens de Terre-Neuve. — Arrivée en France.

Les préparatifs de notre retour, après nous avoir conduits à Saint-Pierre, nous ramenèrent également à Sydney. Nous y passâmes quelques jours en face d’un paysage que l’automne commençait à couvrir de teintes rougeâtres de toutes nuances. Les sauvages étaient descendus de l’intérieur en plus grand nombre que nous ne les avions encore vus, et leurs wigwams s’étendaient dans les bois voisins. Des groupes de ces braves gens circulaient dans les rues vendant leurs paniers et demandant un peu l’aumône, ce qui nous fit faire la connaissance d’un personnage important nommé Gougou, qui n’était rien moins que le dernier représentant de l’an-