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chambre à coucher, le troisième de cuisine pendant la semaine et d’église le dimanche. Il y dit régulièrement une messe, à laquelle assistent toujours les deux femmes. Ce n’est point le désir de convertir les Métualis, auxquels il ne parle jamais ; ce n’est pas pour accomplir un vœu, c’est encore moins pour se retirer du monde qu’il est venu là. C’est simplement pour boire de l’eau fraîche en été. Ses voisins, les Métualis, attendent une occasion favorable pour lui couper le cou.

Dans l’antiquité, deux édifices se dressaient en face de l’endroit où le kouri maronite a établi sa demeure : il reste de l’un quatre murailles, de l’autre une base carrée. Sur la gauche, on trouve quelques tombeaux, dont les couvercles massifs, grossièrement taillés en dos d’âne, ont été renversés sur le sol, et près d’eux trois rochers énormes, où, malgré les mutilations qu’ils ont subies, on distingue encore des bas-reliefs encadrés de pilastres à chapiteaux bizarres. Plus loin enfin gisait un autel, portant sur l’une de ses faces une tête assez grossièrement travaillée. Qu’était autrefois Maschnaka ? Ces débris attestent son existence passée, sans dire son nom, sans rien révéler de son histoire.

À Sémar-Gébaïl, située à quelques heures au nord de Byblos, existe une vieille forteresse, qui renferme des restes de tous les âges : fossés gigantesques évidés dans le granit, escaliers de pierre, citernes, tombeaux, inscriptions, bas-reliefs frustes représentant, selon que le soleil se lève ou que le jour finit, un lion ou un homme à genoux ; murailles énormes, créneaux, meurtrières sont entassés là, pêle-mêle, et rappellent à la fois les croisades, la domination arabe, l’époque grecque et l’antiquité phénicienne.

Le sentier qui mène, en suivant la plage, de Djébel à Beyrouth est semé de ruines. Outre les restes partout visibles d’une voie romaine, les nombreux travaux dans le roc, qu’on voit au petit port d’El-Bowar, les bornes milliaires gisantes de distance en distance, le pont antique jeté sur le Mamelthein, à la frontière du Kaisérouan ; la colline de Sarba, qui porte les restes d’un temple, et dont la masse granitique est creusée de toutes parts comme l’intérieur d’une ruche ; enfin, les sculptures et les inscriptions cunéiformes du fleuve du Chien font, de cette partie de la côte, une des régions de la Syrie les plus dignes de fixer l’attention et d’exciter l’intérêt. Là, parfois, les médailles anciennes se trouvent à fleur de sol : en labourant, le fellah remue des débris ou de la pointe de sa charrue déchire une mosaïque.

À Sarba, sur le sommet de la colline, près du temple, dans une petite maison arabe que des nattes épaisses, étendues au-dessus de la terrasse, protégent en été du soleil, habite une famille vraiment patriarcale, fort connue et fort respectée dans le pays, la famille Khadra. Je n’ai pu, depuis mon retour, songer une seule fois à la Syrie sans me souvenir de cette petite maison, des douces journées que j’y ai passées, de l’hospitalité charmante que j’y ai tant de fois reçue. J’y vins peu de jours après mon débarquement : c’était au mois de juillet. On fit le soir de la musique. Le chant ni la musique arabe ne s’écrivent. Guidés seulement par leur inspiration et leur mémoire, les artistes ne reproduisent jamais deux fois le même air de la même façon : chacun fait des variations différentes sur un thème connu ; chacun le joue, le comprend à sa manière. Le chant arabe est bizarre ; l’habitude le fait trouver délicieux. Il a le caractère du pays et s’harmonise avec lui : il se traîne longtemps en notes monotones et s’élève tout à coup en sons aigus : cela fait l’effet des minarets sur les dômes des mosquées.

Je me trouvai à Sarba pendant le carnaval. À cette époque de l’année, des poëtes ambulants, sortes de trouvères arabes, parcourent le pays chrétien ; ils s’arrêtent dans les maisons riches, y récitent des vers de leur façon, des passages du célèbre roman d’Antar, un des héros de l’Arabie antéislamique ou quelques strophes de Hariri. On écoute, on admire, et l’on ne comprend pas. Toute la littérature de l’Orient, la belle littérature, s’entend, est profane et par cela même interdite aux chrétiens, qui ne connaissent que la langue vulgaire. Un maronite, Nacasch, a pourtant tenté quelques essais poétiques et notamment deux ou trois comédies, les premières écloses sous le soleil d’Orient. Le trouvère, assis les jambes croisées, s’accompagne sur un instrument à cordes dont le manche est appuyé sur son épaule et dont il fixe l’autre extrémité par un anneau à son gros orteil. Après chaque vers, il s’arrête, boit une goutte d’eau-de-vie et continue. Le carnaval est aussi le temps des fêtes. La danse arabe, comme la musique, comme le chant, n’a point de lois régulières et varie selon la disposition d’esprit, l’inspiration du danseur. Le thème, sur lequel on brode, est à peu près le même qu’à la Closerie-des-Lilas. Hommes et femmes ne se mêlent point ; les femmes même, à moins d’être danseuses par état, ne se livrent pas, devant les hommes, à cet exercice.

Chez les maronites, le mardi gras tombe un dimanche, et le mercredi des Cendres un lundi. En un mot, c’est le lundi gras que commence le carême. J’étais précisément le dimanche à Sarba. Ce soir-là les hommes de tous les villages du Kaisérouan parcourent le pays, divisés en bandes nombreuses. Les uns sont costumés, d’autres portent des torches de résine ; d’autres jouent de divers instruments, et quand ils n’en ont pas, frappent l’un contre l’autre des morceaux de fer, des bouts de bois, ce qu’ils peuvent trouver pour faire du bruit. À huit heures du soir la maison Khadra fut envahie, je devrais dire prise d’assaut par trois ou quatre de ces bandes : elles venaient (c’est une politesse à laquelle pour rien au monde ne manquerait un maronite des environs de Sarba) saluer le chef de la famille, et boire tout ce que sa cave peut contenir d’eau-de-vie et de vin de Chypre. Les musiques jouèrent simultanément toutes sortes d’airs ; puis une joie furieuse s’empara de l’assistance. Il faut l’avoir vue pour se figurer ce qu’était cette foule enfermée dans une chambre étroite, criant, dansant, hurlant, comme l’enfer dans la cellule de saint Antoine, et où l’on voyait s’agiter au milieu des groupes des individus étranges qui s’étaient arrangé un pantalon avec les manches de leur chemise pour se