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donner un air européen ; des hommes bizarres marchant sur les mains, s’écartelant, couvrant de leurs cris aigus la voix de basse des grosses caisses. Il faut les avoir entendus pour se figurer les sons produits par ces instruments surmenés, qui dans leur enthousiasme avaient perdu toute mesure, et jouaient à la fois, au hasard, de toute leur puissance, sans temps d’arrêt, sans repos, sans trêve. La danse du sabre commença enfin. Armé d’une de ces énormes lames recourbées, comme on en fabriquait autrefois à Damas, un homme se précipita au milieu de la foule, agitant en tous sens, autour de lui, l’arme terrible. Cet exercice à faire frémir dura un quart d’heure. Un second danseur succéda au premier, un troisième au second. La fièvre de la danse m’avait saisi : je me précipitai à mon tour dans le cercle, au risque d’endommager quelques assistants. Quand on a pris son parti de faire sauter un œil ou un nez, s’ils ne se retirent pas assez vite, la danse du sabre n’est pas difficile.

Les fouilles de Djébel étant enfin terminées, la corvette à vapeur le Colbert vint, le 30 mars, chercher la compagnie de chasseurs pour la conduire près de Tortose, à la place où s’élevait autrefois Marathus. On ne quitte point Byblos sans regret : cette petite ville, avec ses petites factions, ses intrigues enfantines, son gouverneur à trente francs par mois, nous amusait comme un joujou. Le même jour, après avoir passé devant Tripoli, nous arrivâmes, au soleil couchant, en vue de Tortose et de l’île si célèbre de Rouad. Une plaine immense, verte, déserte et riante s’étendait depuis le bord de la mer jusqu’à une petite chaîne de collines qui la terminait à l’est. Au sud, les sommets immenses du Liban, blancs de neige, fermaient l’horizon ; au nord, et baignant son pied dans la Méditerranée, se dressait une citadelle : c’était Tortose. L’île de Rouad, située en face, à deux lieues au large, sortait de l’eau avec ses mille maisonnettes, son petit fort, ses vieilles murailles, comme une moitié de ville demeurée à sec pendant une inondation. Au loin, dans la plaine, on apercevait des monuments bizarres, gigantesques, se silhouettant sur un ciel clair. Le Colbert jeta l’ancre à peu de distance de Rouad.

Camp français dans la plaine de Tortose. — Dessin de A. de Bar d’après une photographie de M. Lockroy.

Tortose et les collines de l’est sont habitées par les Ansariés ou Nessaïri, peuplade pauvre, toujours en guerre avec les autorités turques, et la terreur des Syriens. À peine étions-nous ancrés que des nouvelles peu rassurantes nous arrivèrent : on nous envoya dire de Rouad que les Ansariés voulaient s’opposer à notre débarquement ; bientôt après, qu’ils s’étaient mis en marche, puis enfin que six mille hommes, cachés derrière les petites dunes de sable qui bordent la mer, nous attendaient. Comme il fallait débarquer, on décida que le lendemain matin le Colbert s’embosserait le plus près possible de terre, prêt à balayer le rivage de ses boulets, tandis que la compagnie — cent hommes environ — gagnerait une petite hauteur isolée, où la défense semblait devoir être plus facile. Ayant une fois atteint ce poste, elle devait s’y maintenir quarante-huit heures, pendant lesquelles le Colbert irait chercher et ramènerait des secours. Le soleil n’était pas encore l’horizon que la manœuvre commença. Le Colbert vint se poster majestueusement à deux cents mètres de terre ; les charges de poudre furent distribuées aux canonniers, les sabords s’ouvrirent, et nous descendîmes dans les embarcations. Les petites dunes, dont nous avons parlé, nous cachaient entièrement le pays. La compagnie s’avança, silencieuse, jusqu’à la hauteur désignée ; nous la gravîmes au pas de course, puis quand nous fûmes au sommet, un immense cri s’éleva : « Vive la France ! » Nous regardâmes à nos pieds dans la plaine : ce cri avait fait partir un jeune lièvre qui s’ébattait joyeusement au milieu des herbes, nous le vîmes s’enfuir à l’est ; c’était le seul être vivant qui parût à l’horizon.

E. Lockroy.

(La suite à la prochaine livraison.)