Page:Le Tour du monde - 07.djvu/50

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porte ce nom (Narh Amrit). Les plaines, qui entourent Tortose, resserrées entre la mer et les montagnes qu’habitent les Ansariés, s’étendent depuis Tripoli jusqu’à Lattaquié sur une longueur de trente lieues environ : malsaines en hiver, elles sont mortelles en été ; l’eau s’y amasse, arrêtée par des bandes de roches ou par des monticules de sable ; elle y forme des étangs, et les vapeurs s’en élèvent, au coucher du soleil, empoisonnent l’atmosphère. Ces plaines sont en grande partie incultes : les rivières s’y cachent sous des touffes épaisses de lauriers-roses ; des fleurs de toute espèce et de toutes couleurs en prennent joyeusement possession au printemps. Là, point de villages, point d’habitations ; deux ou trois khans, à demi détruits, quelques tours en ruine se dressent seulement, de loin en loin, à peu de distance de la mer. Le jour, des troupeaux de buffles viennent y paître ; la nuit, y rôdent les chacals, suivis de l’hyène ; le soir, de pauvres Ansariés, guettant le voyageur arabe, y trouvent moyen de se faire l’aumône avec l’argent de ceux qu’ils dévalisent. En approchant de Tortose, on marche, pendant près de trois lieues, au milieu de tombeaux violés, de caveaux funéraires tout grands ouverts au soleil. L’île de Rouad, qui apparaît à peu de distance, les monuments, débris de l’ancienne Marathus, éparpillés dans la plaine, ces vastes nécropoles, véritables villes souterraines, Tortose enfin enfermée au bord de la mer dans son double rempart, rappellent à la fois les plus mémorables époques de l’histoire de la Syrie.

À part le khouri d’un village chrétien, perdu dans la montagne Ansariée, deux fakirs indiens, qui, après avoir mendié à Damas, venaient mendier à Lattaquié et à Alep, un Hongrois, parti de Constantinople, la canne à la main, sans savoir ni l’arabe ni le turc, et allant, de son pied léger, chercher de l’ouvrage à Alexandrie, nous ne vîmes personne pendant le temps de notre séjour au campement d’Amrit. Parfois, nous choisissions les hauteurs pour but de nos promenades. La plaine, dont les rochers, les petits bois, les mouvements de terrain ou les bosquets de lauriers-roses dérobent toujours une partie, paraît plus fertile, à mesure qu’on la traverse. Aucune contrée de la Syrie, entre les mains d’une population active et intelligente, ne se prêterait mieux à la grande culture : en creusant des canaux, en assainissant le pays par le desséchement des marais, on arriverait bien vite à de magnifiques résultats. Mais il semble que plus, en se rapprochant des tropiques, la terre devient productive et naturellement riche, plus ses habitants négligent de la cultiver. C’est à peine si, au pied des collines qu’ils habitent, les Ansariés ensemencent quelques champs. Cette population est indolente et misérable : femmes, hommes, enfants, à peine vêtus de quelques loques, grelottent continuellement la fièvre. Les hommes restent à la maison, filent ou fument, tandis que les femmes et les filles travaillent aux champs. Leurs maisons, faites de pierres sèches, sans aucun ciment, n’ont guère plus de deux mètres de haut : l’intérieur est à demi creusé dans la terre : au dehors, porté par quatre forts piquets, à une assez grande élévation du sol, se balance une petite cage de feuilles, où les Ansariés passent, courbés en deux, les fortes chaleurs de l’été.

À deux lieues au sud du camp, dans la plaine, un vieux château, le Kalat-Yamour, bâti autrefois par les croisés, sert de retraite à quelques familles arabes. La tour centrale et les fortifications extérieures sont en ruine, les portes brisées ; les escaliers n’ont plus de marches, les chambres plus de plafonds, mais les nouveaux habitants ne réparent rien. Ils attendent, pour la quitter, que la forteresse s’écroule. Tortose elle-même n’est qu’une vaste citadelle qui trempe ses pieds dans l’eau, et abrite, derrière sa double ceinture de murailles, quelques pauvres maisons arabes, accrochées tant bien que mal à ses remparts : son église, si célèbre au temps de saint Louis, est restée seule en dehors de la cité moderne, au milieu du cimetière.

Quand on arrive d’Amrit ou plutôt de la place où fut Amrit, il faut, pour entrer dans la ville, en faire le tour : un fossé large, profond, que l’eau remplissait autrefois, où poussent aujourd’hui de grands arbres, des légumes et des fleurs, vous sépare de la première enceinte, fortification splendide, dont les pierres, taillées en bossage, reposent sur une base de granit. La porte, à laquelle on parvient par un escalier d’une quarantaine de marches, située au nord, dans un angle rentrant de la muraille, regarde la mer. Au-dessus, on distingue un écusson : celui du comte de Toulouse. Après avoir franchi cette porte et l’admirable salle qui suit, où le maréchal ferrant et le cordonnier ont maintenant établi leurs boutiques, on se trouve en face d’une seconde enceinte aussi belle que l’autre, mais en partie détruite et n’étant restée qu’à un seul endroit tout entière debout. Le fossé, qui séparait les deux remparts, est devenu une rue de Tortose, si l’on peut appeler rue un espace circulaire, où, de loin en loin, une pauvre maisonnette s’étaye à des ruines. Après avoir passé par une sorte de brèche, on arrive sur la place qui occupe le centre même de la ville : au fond, une muraille et quelques tours, auxquelles s’appuie une petite mosquée, vous séparent de la mer : autour de la place, et adossées toutes à la face intérieure de la seconde enceinte, sont rangées en cercle de petites boutiques, où les marchands fument tranquillement leurs pipes tout le jour. Tortose peut compter six cents habitants. Le dimanche, les Ansariés y viennent faire leurs provisions : elle est, ce jour-là, pleine de bruit et de mouvement : les ânes, les chevaux, les chameaux, les fellahs se pressent sur la petite place, encombrent les passages, gravissent et redescendent pêle-mêle le large escalier qui conduit à sa porte. Ce n’est pas qu’il s’y conclue d’importantes affaires ; on ne connaît à Tortose que la petite monnaie, et, chose assez singulière, on y refuse les pièces turques toutes les fois qu’elles ont une valeur plus forte que le khramsé, un sou environ.

La ville n’est point, comme Djébel, agitée par des factions : tout le monde y vit en bonne intelligence.