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vient mourir la double chaîne du Liban, où commence le désert. Plus que Mercab encore, le Kalat-el-Hosn est célèbre dans l’histoire des croisades. Il soutint des luttes continuelles avec les musulmans de Homs et de Hama. Nourreddin, campé à ses pieds, dans la plaine, fut mis en fuite par les chevaliers de Saint-Jean. Vers le milieu du jour, raconte Ibn’Alatsir, les soldats couchés sous leurs tentes virent tout d’un coup, au sommet de la montagne, se déployer les bannières et les croix des Francs. L’armée arabe surprise se débanda, et le sultan, poursuivi jusqu’au lac de Homs, s’écriait en voyant à l’horizon se dessiner encore, dans les brouillards du soir, la silhouette du Kalat-el-Hosn : « Je jure Dieu de ne reposer sous aucun toit, que je n’aie vengé l’islamisme et moi-même ! »

Bibars prit d’assaut la citadelle.

On parvient au Kalat-el-Hosn par une porte à laquelle un escalier large et dégradé donne accès : puis, au sortir d’une galerie longue, voûtée, tournante, dont le sol en pente se dérobe dans une obscurité profonde, on se trouve en face de monuments immenses, où toutes les architectures semblent, au premier coup d’œil, mêlées ; où tours, chapelles, escaliers, donjons se présentent à la fois devant vos yeux, sans que l’étonnement qui vous saisit à la vue de ces entassements gigantesques vous permette de les comprendre et de les expliquer. D’abord, tout paraît nu, triste, désert : bientôt on aperçoit une population entière, vivant dans ces ruines, comme les vers sur un cadavre. Les églises enfouies jusqu’à mi-corps dans le fumier servent d’écuries, les écuries de chambres, les créneaux et les guérites d’habitations. Là, c’est une meurtrière où demeure toute une famille, là, c’est une chambre accrochée aux corniches comme un nid d’hirondelles : des têtes passent entre les fentes des murs, les troupeaux se promènent dans les cours, des voix, des cris, des bruits, un bourdonnement immense sort de la citadelle comme d’une ruche géante.

On nous fit entrer dans une salle, où, vaguement éclairés par une lampe que soutenait un candélabre de cuivre, étaient rangés, assis et adossés aux murailles, une quarantaine d’hommes, les uns enveloppés du machla (grand manteau rayé) les autres ayant la figure à demi voilée par des couffis, les uns portant sur leurs vestes des broderies d’or, les autres à peine vêtus. Les draperies dont les couleurs sombres se confondaient avec les ombres projetées par elles sur les murailles, les turbans évasés, les tarbouschs encadraient diversement ces figures que la lueur de la lampe rendait sinistres. Malgré soi, on se rappelait les Mille et une Nuits, Ali-Baba, et surtout les quarante voleurs. Le soir, un cavalier arriva pour nous prier, de la part de quelques moines grecs habitants d’un couvent perdu dans les montagnes, à peu de distance du château, de venir dîner avec eux. Certes, je ne veux pas dire du mal de ces braves gens, qui nous ont offert de si bon cœur un repas que nous leur avons payé, mais le clergé grec schismatique est bien le clergé le plus ignorant qu’on puisse imaginer. Ces malheureux moines mènent, près du Kalat-el-Hosn, une existence assez pénible, puisque chaque jour elle est en danger. Au moindre mouvement, à la moindre apparence de guerre, ils sont menacés, et quelquefois assiégés dans leur couvent. Celui-ci, du reste, a pris des allures de citadelle : c’est une construction carrée, percée de meurtrières, et dans laquelle on ne pénètre que par une petite ouverture, haute de trois pieds, tout au plus ; les moines en sortirent à quatre pattes pour nous recevoir. Le lendemain, nous quittâmes le Kalat-el-Hosn. Bientôt après nous entrions dans la plaine. D’abord, quelques collines apparaissent de distance en distance, couronnées de villages serrés et mal à leur aise sur leurs crêtes aiguës, puis nulle habitation, point de champ cultivé. Seuls les grands Bédouins se promènent dans ces terrains vagues au printemps et en été.

Enfin, le deuxième jour, au delà de deux hauteurs coniques que depuis longtemps nous apercevions, Hama se montra à quelques pas de nous, tranquillement assise au bord de l’Oronte. Vue de l’une des hauteurs qui l’abritent contre les vents de la plaine, Hama s’étend en croissant à vos pieds. C’est une grande ville dont les maisons ont la même couleur que le terrain sur lequel elles sont bâties : des mosquées, des minarets, des dômes s’élèvent de toutes parts ; au milieu, parmi des jardins éclatants de verdure, entouré d’arbres séculaires, coule majestueusement l’Oronte. Des aqueducs de deux et de trois rangs d’arches le traversent. Des roues énormes, plus hautes encore que ces aqueducs sur lesquels elles s’appuient, tournent sans cesse avec un bruit pareil à celui que ferait une troupe de bourdons gigantesques. D’un côté, à l’extrême horizon, on aperçoit la chaîne du Liban qui se détache en bleu sur le ciel bleu ; tout autour de la ville, le désert, pierreux, semé de collines arides, vaste, profond, imposant et triste comme la mer. Nous descendîmes au bord de l’Oronte : tous les arbres de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique sont mêlés dans les jardins qui l’entourent. Des digues le coupent en tous sens, et l’eau retenue d’un côté, libre de l’autre, jaillit en cascades, roule sur les pierres ou pénètre par des conduits souterrains dans les maisons. Hama est, certes, la plus délicieuse ville d’Orient ; je la préfère à Damas. Rien, à Hama, pas même le drapeau d’un consulat, ne rappelle l’Europe ou les villes syriennes. Isolée dans le désert, elle est pleine de nomades, Curdes, Bédouins, Turcomans ; puis, rien n’y a changé depuis qu’Aboul-Feda la gouvernait. Les immenses aqueducs qui la traversent en tous sens, les norias énormes destinées à prendre l’eau dans l’Oronte pour la distribuer dans tous les quartiers, ces digues, ces jardins entourant la rivière, ces ponts, les admirables portes qui donnent entrée dans les bazars, les costumes étranges qu’on y rencontre, ces habitations coniques faites de boue où demeurent les pauvres, ces mosquées, ces minarets de toutes formes, sont encore aujourd’hui les mêmes qu’au temps où Saladin luttait avec toutes les forces de l’Orient contre les petits royaumes des croisés. On se