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Page:Le Tour du monde - 07.djvu/59

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croit, en arrivant à Hama, non-seulement transporté dans un autre monde, mais à une autre époque que la nôtre. On entre de plain-pied dans le moyen âge. La population est riche. Hama ne fait guère de commerce qu’avec les Bédouins, qui, généralement, l’assiégent toutes les années au printemps. Elle a je ne sais quoi d’enchanteur, même dans les endroits les plus solitaires, même dans les rues les plus tristes ; cette eau de l’Oronte qu’on voit partout, ces arbres, ces jardins, surtout ce bruit continuel des grandes roues, jettent dans la ville une gaieté calme, tranquille, bien inconnue en France, qui repose l’esprit, l’occupe sans l’absorber, et fait insensiblement passer le temps et la vie.

Un nombre considérable de chrétiens habite Hama. Comme, pendant la guerre, ils n’ont point été massacrés, on les croit généralement dans une position assez douce ; en réalité, ils vivent sous le couteau. Pour eux, être riche est un danger, le paraître, une imprudence capitale. Aussi affectent-ils l’extérieur le plus modeste, le plus misérable même, préoccupés qu’ils sont sans cesse de ne pas éveiller la cupidité de leurs oppresseurs.

Rien n’aurait pu nous faire soupçonner cette déplorable position, si, la veille de notre départ, une aventure assez curieuse ne nous l’était venue révéler. Notre arrivée dans Hama avait fait quelque bruit, et la maison où nous étions logés n’avait pas désempli de curieux. Le propriétaire, brave et vieux Grec catholique, sans jamais laisser échapper une plainte, s’était au contraire étudié à faire tout haut devant nous l’éloge des musulmans. Cela m’étonnait d’autant plus, qu’il nous croyait une mission politique. Chez lui, j’avais remarqué des agents du pacha, et par hasard, un chrétien pauvrement vêtu, à qui nous aurions volontiers fait l’aumône. Un soir, notre hôte, une immense lanterne à la main, monta mystérieusement dans la chambre que nous occupions et nous pria de le suivre : nous sortîmes. Après avoir, pendant trois quarts d’heure, tourné dans les rues de Hama, nous nous arrêtâmes devant une petite maison faite de terre et de paille hachée. On fut longtemps avant de nous ouvrir ; puis, après une attente prolongée dans une cour sale et étroite, nous pénétrâmes enfin dans une chambre décorée avec la plus grande richesse : l’or brillait partout : des peintures, des fleurs d’argent, des ornements bizarres et éclatants couvraient le bas des murailles ; des étagères bariolées comme celles que l’on fabrique en Algérie, pliaient, en réalité, sous le poids de mille objets précieux ; autour de la salle régnait un divan couvert de soie, et l’œil s’arrêtait à peine sur les narguilés d’or ou d’argent qui encombraient de petites tables incrustées de nacre. Le maître de la maison, couché sur des tapis de Perse, servi par une négresse qui lui versait de l’araki et du vin d’or, prenait son repas. Quel ne fut pas notre étonnement en reconnaissant en lui ce malheureux chrétien qui venait chez notre hôte et dont la condition nous avait paru si précaire ! C’était pour ainsi dire le chef des chrétiens de Hama, celui qui dictait à tous leur conduite. On ferma les portes, puis, se croyant à l’abri de tout espionnage, espérant sans doute que nous pourrions transmettre leurs plaintes à la France, nos deux hôtes jetèrent à la fois le masque qu’ils portaient en public et nous dévoilèrent à l’envi toute l’horreur de leur situation. Pour eux, nulle sécurité dans le présent, nulle espérance dans l’avenir. Ils racontaient les outrages dont chaque jour ils étaient abreuvés ; comment, dans les bazars, on leur plaçait sur le cou la lame nue d’un sabre, en les menaçant d’une mort prochaine, comment on leur arrachait de force ce qu’ils possédaient. L’homme chez qui nous étions s’était vu contraint de mettre en sûreté, loin de lui, sa femme et toute sa famille. N’osant se montrer que sous les habits les plus humbles, de peur d’attirer sur lui l’attention, cherchant sans cesse de nouvelles ruses pour empêcher qu’aucun musulman ne pût franchir le seuil de sa demeure, redoutant les délations, se défiant même de ses domestiques, chaque matin il se demandait s’il vivrait le soir. Les deux chrétiens parlaient rapidement, souvent à la fois, tout bas, comme si on eût pu les entendre. Tout à coup on frappa violemment au dehors : la négresse entra tout effarée, et avant qu’elle eût pu dire une parole, deux soldats turcs parurent à la porte. Les chrétiens devinrent blêmes, puis, sans même être remis de leur émotion, s’inclinèrent profondément devant les nouveaux venus. Ce fut alors un curieux tableau : tandis que les soldats, sales, repoussants, luisants de graisse, comme sont tous les soldats turcs, promenaient leurs regards sur les objets précieux étalés dans la chambre, sans accorder la moindre attention aux génuflexions de nos hôtes, ceux-ci leur offraient du café et les faisaient asseoir. Les soldats burent, fumèrent, causèrent entre eux. Leurs yeux ne pouvaient se détacher de l’or et de l’argent qui brillaient partout. Les chrétiens se regardaient, n’osant proférer une parole. Enfin, nous demandâmes aux soldats ce qu’ils venaient faire là. Ces gens, envoyés par le pacha pour nous remettre une lettre, ne nous ayant pas trouvés à la maison, après avoir battu la femme et les fils de notre hôte, s’étaient fait de force conduire où nous étions. Ils sortirent sur notre ordre et nous partîmes peu après, laissant les deux chrétiens consternés. Je ne puis songer sans chagrin aux résultats possibles de cette visite.

Le surlendemain, il fallut quitter Hama. Les plaines qui l’entourent, confondues avec le désert de Syrie, dont elles sont la continuation et la fin, aussi tristes et désolées que lui, offrent à chaque pas des ruines : vertes et remplies de fleurs au printemps, elles sont en automne et en été arides et jaunes. On y voit des rangées de colonnes rasées à la hauteur de leurs soubassements, des débris de murailles, ou des villages modernes avec leurs bazars, leurs maisons, leurs minarets, leurs mosquées, mais vides, portant partout des traces d’incendie, tout entiers debouts, tout entiers abandonnés. Les ruines anciennes, les ruines récentes se coudoient, aussi tristes à voir les unes que les autres. C’est surtout plus au sud, à l’entrée de la Beka, vaste avenue