Page:Le Tour du monde - 08.djvu/116

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trop grande dame pour agir de la sorte, et ce n’était pas au moment où nous nous séparions tous les deux pour ne plus nous revoir, qu’elle eût songé à me faire une niche de pensionnaire. Le passé me répondait jusqu’à certain point du présent.

Le résultat de ces réflexions, qui me traversèrent la cervelle en bien moins de temps que je n’en mets à les écrire, fut que j’avais affaire, en José Benito, à une de ces natures foncièrement vicieuses et parfaitement incorrigibles, sur lesquelles le raisonnement, les exhortations et les bons conseils glissent sans plus laisser de traces que la goutte de pluie sur une vitre. Cette fois, je ne levai pas les yeux au ciel pour confier à ses nuages la nouvelle déception dont j’étais victime, mais pour échapper à la tentation de tomber à bras raccourci sur l’indigne mozo, dont le calme m’exaspérait, je me levai vivement, je fermai mon album, que je remis dans mes alforjas, et, fourrant mon pain dans ma poche, je remontai sur ma mule, en donnant l’ordre au mozo de marcher devant moi.

« Monsieur me dit cela bien durement, fit-il avec un soupir modulé ; est-ce qu’il me soupçonne aujourd’hui d’avoir mangé ses confitures, comme il me soupçonnait, hier, d’avoir mangé son chocolat et bu son vin ?

— Brisons là-dessus, répliquai-je au tartufe de bas étage ; marchez devant moi pour me montrer la route, et, jusqu’à Occobamba, tâchez de ne plus m’adresser la parole. Le son de votre voix choque mon oreille et me porte outrageusement sur les nerfs !

— Suis-je assez malheureux ! » murmura-t-il en poussant sa mule et mettant entre nous deux quelques pas de distance.

En ne voyant plus que le dos du drôle au lieu de son affreux visage, ma colère se calma graduellement. Mon petit pain, que je retirai de ma poche et que je mangeai jusqu’à la dernière miette, en apaisant ma faim, rendit le calme à mon esprit. L’estomac a sur nos délibérations secrètes une influence occulte, mais incontestable. À peine le mien eut-il absorbé le pain que je lui donnais en pâture, qu’il se replia sur lui-même, s’engourdit et cessa de m’importuner. Je pus alors réfléchir sur la situation et en tirer une conclusion rationnelle.

En m’offrant généreusement quelques provisions de voyage, la déesse de Pintobamba avait dû faire remettre à mon domestique une douzaine de boîtes de confitures. Une demi-douzaine de ces mêmes boîtes eussent semblé à ma noble amie un cadeau trop mesquin. Or, me disais-je, chaque boîte pèse à peu près trois livres, et dans le court espace de cinq heures à midi, l’estomac de José Benito, fût-il plus élastique que celui d’un boa, ou plus brûlant que celui d’une autruche, n’a pu absorber trente-six livres de fruits confits. Le monstre a dû cacher en chemin, soit dans le creux d’un rocher, soit sous quelque buisson, mes boîtes de confitures pour les reprendre à son retour et les vendre à Cuzco au-dessous du cours, ou en régaler ses amis et ses connaissances. Quel triste cadeau m’a fait là mon ex-maîtresse de maison ! Heureusement aucun contrat ne me lie à ce drôle, et à la première occasion je me séparerai de lui.

Cette détermination prise, je ne songeai plus qu’au paysage qui nous entourait et dont l’aspect n’avait rien de bien récréatif. En tournant le dos à l’endroit d’où je venais de faire un dessin d’Ollantay-Tampu, nous avions mis le cap à l’est-nord-est, et pris à travers le plateau un chemin qui devait nous conduire au port. Dans le pays, on appelle port, de porte, puncu, tout endroit par lequel on peut passer du versant occidental de la chaîne des Andes sur son versant oriental. Ces ports, chemins tracés par la nature, sont rares, et chaque vallée de l’Est n’en possède qu’un, qu’il faut inévitablement franchir.

La ligne presque droite que nous suivîmes nous éleva de plus en plus pendant une couple d’heures, au bout desquelles nous atteignîmes l’extrémité supérieure du plateau incliné, comme je l’ai dit, de l’est au nord. Alors nous entrâmes de plain-pied dans une région de collines basses, à travers lesquelles serpentait un chemin tracé par le pied des chevaux et des mules de charge. Le sol en était tapissé d’un gazon court et dru, dont la couleur, d’un blond verdâtre, s’harmonisait à merveille avec le bleu du ciel. Une solitude complète, un silence profond, donnaient à cette zone montueuse un caractère grandiose et presque solennel. Son niveau, d’abord à peu près plan, puis graduellement relevé vers l’est, me révéla les approches du passage de la Cordillère, dont les sommets neigeux restaient à ma droite et à ma gauche. La région des collines s’acheva et aboutit à une large chaussée dont l’extrémité se perdait dans une brume épaisse, sillonnée de temps en temps par quelques éclairs, auxquels répondait sourdement le tonnerre.

Comme nous approchions de ces brouillards alpestres, que je comparais poétiquement aux sombres vapeurs de l’Averne ou du lac Stymphale, je vis José Benito, qui avait sur moi quelques pas d’avance, ralentir l’allure de sa bête, de façon à me donner le temps de le rejoindre. Bientôt nous nous trouvâmes sur le même parallèle. Alors le mozo se rapprocha sournoisement de moi.

« Bien que monsieur m’ait défendu de lui adresser la parole, me dit-il en ôtant son chapeau, je crois devoir l’avertir que nous touchons au port de la Cordillère d’Occobamba.

— Après ? fis-je en affectant de regarder ailleurs.

— Le port dépassé, continua le mozo, nous aurons une lieue à faire pour atteindre Lacay, et une demi-lieue plus loin nous trouverons un endroit appelé Sayllaplaya…

— Ensuite ?

— Le village d’Occobamba est distant de quatre lieues. En qualité de guide de monsieur, j’ai pensé qu’il était de mon devoir de lui donner ces petits renseignements.

— Merci, » fis-je sèchement.

Là-dessus, tirant la bride à ma mule et forçant l’animal de s’arrêter, je fis comprendre au mozo que mon inten-