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UNE EXCURSION AU CANAL DE SUEZ,

PAR M. PAUL MERRUAU[1].
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.
DESSINS DE M. DOM. GRENET, TIRÉS DE L’ALBUM INÉDIT DE M. BERCHÈRE.


IV

Le tombeau d’un compagnon de Mahomet. — Fête religieuse. — Justice sommaire. — Rhamsès. — Carrières de Gebel-Géneffé. — Les terrassiers indigènes.

Pendant le déjeuner de nos amis étrangers qui fêtaient avec grand appétit la table hospitalière de la Compagnie, je me promenais dans l’enclos du campement, causant de toutes ces choses si nouvelles avec un vétéran des travaux du canal, un de ces hardis pionniers qui ont, les premiers, planté leur tente à l’appel de M. de Lesseps. Et il me donnait sur les mœurs et le caractère des Bédouins du désert — qui dit désert ne dit pas solitude — les informations les plus intéressantes.

Tâchons de nous souvenir de ses propres paroles. Elles ont le mérite de la vérité. C’est la nature prise sur le fait.

« Vous voyez bien, me disait-il, ces dunes qui s’élèvent là-bas à l’horizon ; on y trouve le tombeau d’un saint du mahométisme. Abou-Nichab (le père de la Flèche), compagnon de Mahomet, passe pour avoir excellé dans les exercices de l’équitation et les jeux d’adresse. Il est le patron des cavaliers indigènes. La légende rapporte que son corps était enterré dans la haute Égypte, et qu’un de ses bras seulement était dans le désert. Mais un jour le corps a disparu et s’est trouvé réuni au bras. À la suite de ce miracle, on a érigé un tombeau et les fidèles sont venus chaque année au mois de juillet implorer l’intercession du saint.

« La fête avait d’abord un caractère purement religieux. Les malades venaient en pèlerinage ; les mères amenaient leurs enfants pour attirer sur eux la protection divine. Les zèchres ou louangeurs de Dieu se réunissaient pour prier. Il y a une douzaine d’années, un gouverneur, Malher-elfendi, après avoir maltraité cruellement les habitants de la vallée, vit en songe le saint, qui lui reprocha sa conduite et lui ordonna, pour réparer ses fautes, de fêter solennellement le pèlerinage annuel. C’est alors que commencèrent les fantasias et les courses qui attirent, outre les habitants du domaine, les cavaliers du pays et les Bédouins du désert.

« Cette année j’ai assisté à cette fête qui dure pendant plusieurs journées. Le premier jour, l’assemblée n’était pas au complet. Elle grossissait peu à peu par l’arrivée d’un cheik et de sa famille, d’une tribu du désert, de la population d’un village. Les femmes étaient jusqu’à trois sur un chameau, avec leurs enfants et les ustensiles du ménage. Ces animaux, parés de draperies éclatantes, semblaient fiers de porter la famille. À l’arrivée d’une caravane, drapeaux et musique allaient au-devant d’elle jusqu’à l’entrée du champ de la fête, où les chameaux rangés en ligne s’arrêtaient gravement. Les cavaliers venaient faire des passes au galop, brûler de la poudre et distribuer de l’argent aux yeux des beautés voilées qui répondaient par leurs chants de joie et leurs trilles aigus.

« Jusqu’au milieu de la nuit, un magnifique clair de lune fit ressortir en ombres vigoureuses les réunions autour des tentes, les jeux de bâton des fellahs et les prières des zèchres, que ni les cris ni les gestes convulsifs ne semblaient fatiguer.

« Le lendemain matin, je montai à cheval pour visiter le tombeau du saint. L’étroit espace couvert par la voûte du monument était rempli de fidèles priant et chantant. Des ex-voto, des colliers, des bagues, des bandes d’étoffes étaient suspendus au-dessus de la pierre du tombeau. Plus de cinquante enfants se roulaient dans le sable en criant leurs prières. Des malades et des convalescents formaient un double cercle et proclamaient les louanges de Dieu et de Mahomet avec des balancements de tête, des renversements de corps et des contorsions de toute espèce.

« Au retour de cette visite, je trouvai sur la route une nuée de cavaliers. La descente des dunes offrit un beau coup d’œil. Cent cinquante chevaux tourbillonnaient au galop dans le sable. Bonds, arrêts sur place, changements de main, coups de feu ne cessèrent que lorsque, arrivé au champ de course, chacun prit son rang pour commencer la fantasia du matin.

« Une seule tribu manquait à l’appel, et l’on s’étonnait de son absence, lorsqu’une vive fusillade se fit entendre tout à coup. Un millier d’hommes à pied, entourant cinquante chameaux portant les femmes, les provisions et les tentes, vinrent prendre part à la fête. Cette caravane était escortée par soixante cavaliers, drapeaux et musique en tête. C’était la tribu retardataire. Les hommes à pied, types des nomades du désert avec leurs sabres à fourreaux de bois, leurs longs pistolets, leur peau bronzée, leurs membres à peine couverts de quelques haillons majestueusement portés, étaient superbes à voir.

« Tout se passa dans le plus grand ordre. Une seule querelle entre deux Arabes risqua de le troubler. On les arrêta au moment où les coups intervenaient dans la discussion. Ils furent amenés devant le juge. Trois ou quatre mille têtes groupées alentour attendaient la dé-

  1. Suite et fin. — Voy. page 1.