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cision. Après un court interrogatoire, le nazir rendit sa sentence, et dans son impartialité il conclut que les deux délinquants devaient recevoir chacun cinquante coups de courbache. — La courbache est une lame d’acier flexible, entourée de lanières de cuir. — J’intercédai et je demandai qu’en l’honneur du saint la première faute fût pardonnée. Le juge cria alors pour toute sentence :

« Bédouins, embrassez-vous !

« Leurs cheiks, se précipitant sur eux à ces mots, leur prirent la tête et les tinrent embrassés, aux acclamations des assistants. »

Ce récit m’avait fort intéressé. Il soulevait un coin du rideau qui cache à nous autres Européens les mœurs des habitants du désert. Cette foi ardente des populations dans le pouvoir de leur saint ; ce déploiement d’un luxe guerrier ; cette galanterie ; ces courses, ces jeux chevaleresques et par-dessus tout cette justice patriarcale dont les arrêts sont respectés sans l’intervention d’aucune force, étaient autant de particularités curieuses et caractéristiques. Tout en me promettant de les consigner ici, je ne pus me défendre de jeter de nouveaux regards vers les dunes où repose le corps d’Abou-Nichab, et elles me parurent peuplées des souvenirs de cette fête.

Désormais, d’ailleurs, le désert devenait vivant devant nous, du moins par les souvenirs. Il suffisait de parcourir jusqu’à Timsah le reste de notre route, une bible à la main, pour relever en pensée des villes disparues. Rhamsès, qui n’existe plus, était florissante au temps de Moïse. C’est de Rhamsès que ce prophète partit, lorsqu’il conduisit hors des domaines du pharaon la grande émigration des Juifs. On voit à Rhamsès, à quelques pas du campement, la statue du souverain égyptien qui avait donné son nom à la ville. Il est assis entre deux autres figures de granit, qui ont résisté mieux que la cité elle-même à l’action du temps. Celle-ci n’est plus indiquée que par des briques éparses. Moïse et son peuple suivirent la direction du canal d’eau douce, et firent une première halte non loin de l’endroit où ce canal rejoint le lac Timsah.

Notre journée va s’achever ; nous sommes parvenus presque au centre de l’isthme.

Ce que j’admire le plus, dans cette solitude si imposante et si extraordinaire pour un habitant de Paris, c’est l’extrême transparence de l’air. J’en avais souvent entendu parler par les voyageurs, mais je n’avais pu me rendre compte de ce phénomène, qui a pour principal effet de diminuer considérablement les distances et d’accuser tous les objets avec un relief très-vigoureux. Il les grandit aussi, et je vois en ce moment pointer à l’horizon un cavalier sur son dromadaire, qui paraissent, homme et bête, d’une stature colossale. Les montagnes du Gebel-Géneffé, qui surgissent aux portes de Suez et qui sont éloignées de nous de soixante kilomètres au moins, paraissent s’élever à quelques milliers de pas seulement. En résumé, cette immobilité, ce silence, cette solitude, que pas un oiseau, pas un insecte ne troublent, ont une majesté triste. On a soif rien qu’à voir ces vastes espaces privés d’eau ; ils éveillent la pensée d’un repos éternel ; ils nous reportent vers les nécropoles de la haute Égypte. C’est le séjour bien choisi des tombeaux, l’empire naturel de la mort.

Carrières de Gebel-Géneffé.

Et pourtant, que d’animation en ce moment, que de vie dans l’isthme ! Tournons la proue de notre esquif vers le rivage méridional ; abordons au pied de cette berge assez élevée. Tout y paraît calme et solitaire ; mais notre arrivée a été signalée. Voici les principaux agents de la Compagnie, les ingénieurs, les médecins ; tous les compagnons de la grande œuvre sont venus nous souhaiter la bienvenue et acclamer notre illustre chef, M. de Lesseps. Saïs, valets, chameliers, s’agitent dans la poussière, poussant devant eux des chevaux tout har-