Page:Le Tour du monde - 08.djvu/254

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


VIII

Patawi. — Vue magnifique. — Retour à Bangkok.

Ayant fait inutilement chercher des bœufs ou des éléphants pour porter nos bagages et explorer cette partie du pays, dont tous les cultivateurs sont occupés à la récolte du riz, je laisse ma barque et son contenu à la garde de mes hôtes laotiens, et nous partons à pied, comme des pèlerins, pour Patawi par une belle matinée et un temps légèrement couvert, « le temps des chasseurs, » et qui me rappelle les agréables journées d’automne de mon pays ; je suis accompagné seulement de Küe et de mon jeune guide laotien. Nous suivons pendant trois heures un sentier au milieu des forêts infestées de bêtes sauvages, et croisons ensuite la route de Kôrat ; enfin nous arrivons à Patawi. Comme à Phrâbat, au pied de la montagne et à l’entrée d’une longue et large avenue qui conduit à la pagode, se trouve une cloche que frappent les pèlerins à leur arrivée, afin d’informer les bons génies de leur présence et les disposer à écouter leurs prières. Le mont, isolé, de cent cinquante mètres de hauteur, est de même formation que celui de Phrâbat, mais d’un aspect différent, quoique aussi grandiose. Ici ce n’est plus cet amas de blocs rompus, superposés, comme si des géants les avaient bouleversés en se livrant un combat pareil à ceux dont parle la fable ; Patawi semble composé d’un seul bloc, d’une immense roche, qui s’élève presque perpendiculairement comme une muraille, à l’exception de la portion du milieu, qui, du côté sud, surplombe comme un toit et s’avance de six à sept mètres sur la vallée, qu’on domine comme du haut d’une plate-forme. Au premier coup d’œil, on reconnaît l’action de l’eau sur un sol qui n’était primitivement que de l’argile.

Il y a beaucoup d’empreintes semblables à celles de Phrâbat, et en plusieurs endroits des troncs entiers d’arbres couchés sur le sol et pétrifiés à côté d’arbres existants et pareils ; on dirait que la hache vient seulement de les abattre, et ce n’est qu’en essayant leur dureté avec le marteau que l’on peut s’assurer de ne pas commettre de méprise. Après avoir franchi plusieurs larges degrés en pierre, je trouvai à main gauche la pagode et à droite l’habitation des talapoins, qui, au nombre de trois, un supérieur et deux hommes pour le servir, gardent et honorent les précieux rayons de Somanakodom. Les auteurs qui ont écrit sur le bouddhisme ignorent-ils la signification du mot « rayons, » employé par les sectateurs de Bouddha ? Or, en siamois, le même mot qui signifie « rayon, » veut dire également « ombre ; » et c’est par respect pour leur divinité que la première acception est généralement reçue.

Le talapoin et ses deux hommes furent très-surpris de voir arriver un « farang » étranger, dans la pagode. Quelques petits présents ne tardèrent pas à me mettre dans leurs bonnes grâces. Le supérieur surtout fut enchanté d’un morceau de fer aimanté que je lui donnai ; il s’amusa longtemps avec ce jouet et poussa des cris d’admiration chaque fois qu’il le voyait attirer et soulever tous les petits instruments qu’il mettait à sa portée.

Je me rendis à l’extrémité nord de la montagne, où quelque être généreux, pour faire une œuvre méritoire, a eu la bonne idée de construire une salle pareille à celles que l’on trouve sur beaucoup de chemins et auprès des pagodes pour abriter les voyageurs.

La vue dont on jouit de cet endroit est d’une splendeur indescriptible, dans toute la valeur significative de ce mot. Je n’ai pas la prétention, on a pu le voir du reste, de dépeindre avec toutes leurs couleurs ces spectacles grandioses qui vont désormais se multiplier sous mes yeux ; à peine ma plume et mon crayon ont-ils pu en saisir les contours et quelques détails, mais ce dont on peut être sûr, c’est que mes esquisses n’admettent que ce que j’ai vu et rien de plus. Je n’avais rencontré jusqu’alors au Siam que des horizons très-restreints ; mais ici la beauté du pays se montre dans toute sa splendeur. Je voyais se dessiner à mes pieds, comme un riche et moelleux tapis velouté, aux nuances éclatantes, variées et fondues, une immense ligne de forêts, au milieu desquelles les champs de riz et les autres lieux non boisés paraissent comme de petits filets d’un vert clair, puis peu à peu s’élevant comme en gradins, des monticules, des monts, et enfin à l’est, au nord et à l’ouest, sous la forme d’un demi-cercle, la chaîne de montagnes de Phrâbat, puis celles du royaume de Muang-Lôm, et enfin celles de Kôrat jusqu’à plus de soixante milles au delà. Toutes se relient les unes aux autres et ne forment pour ainsi dire qu’un seul massif, dû au même bouleversement. Mais comment décrire la variété de formes de toutes ces sommités ? Ici ce sont des pics qui se confondent avec les teintes vaporeuses et rosâtres de l’horizon ; là des aiguilles où la couleur des roches fait ressortir l’épaisseur de la végétation ; puis des mamelons aux fortes ombres, tranchant sur l’azur du ciel ; plus loin des crêtes majestueuses ; enfin ce sont surtout les effets de lumière brillants, les teintes délicates, les tons chauds qui font de ce spectacle quelque chose d’enchanteur, de magique, que l’œil d’un peintre pourrait saisir, mais que son pinceau, tant de secrets eût-il, ne saurait jamais rendre qu’imparfaitement.

À la vue de ce panorama inattendu, un cri d’admiration sortit en même temps de toutes les bouches. Mes pauvres compagnons, généralement insensibles aux beautés de la nature, éprouvaient cependant un moment d’extase devant ce tableau sublime et grandiose. « Oh ! di ! di (beau) ! » s’écriait mon jeune guide laotien ; et demandant à Küe, qui restait silencieux, ce qu’il pensait de cette vue : « Oh ! master, » me répondit-il dans son jargon mêlé de latin, d’anglais et de siamois, « les Siamois voir Bouddha sur une pierre et ne pas voir Dieu dans ces grandes choses ; moi content d’être venu à Patawi. »

Du côté opposé, c’est-à-dire au sud, le tableau est différent ; c’est une plaine immense qui s’étend de la base de Patawi et des monts voisins jusqu’au delà d’Ajuthia, dont on aperçoit même les hautes tours qui se confondent avec l’horizon à plus de cent vingt milles de distance. Du