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premier coup d’œil on voit quel était le lit de la mer à une époque peu reculée, où toute cette vaste plaine du sud du Siam formait un golfe : de nombreux coquillages marins que je trouvai sur le sol et dans la terre, et parfaitement conservés, en sont une autre preuve, tandis que les empreintes, les roches, les coquilles fossiles prouvent également un bouleversement de beaucoup antérieur à cette époque.

J’eus à Patawi, avec les bons montagnards laotiens, une répétition des veillées que j’avais eues à Phrâbat ; tous les soirs, après le travail des champs, plusieurs venaient pour voir le farang. Ces Laotiens diffèrent un peu des Siamois, ils sont plus grêles et ont les pommettes un peu plus saillantes ; ils sont généralement aussi plus bruns et portent les cheveux longs ; tandis que les autres se rasent la moitié de la tête, ne laissant croître de cheveux que sur le sommet. On ne peut refuser aux Laotiens le courage du chasseur, s’ils n’ont pas celui du guerrier. Armés d’un coutelas ou d’un arc avec lequel ils lancent adroitement à plus de cent pas des balles d’une argile durcie au soleil, ils parcourent leurs vastes forêts, malgré les léopards et les tigres dont elles sont infestées. La chasse est leur principale amusement, et lorsqu’ils peuvent se procurer un fusil et un peu de poudre chinoise, ils vont traquer le sanglier, ou attendre le tigre et le daim à l’affût, perchés sur un arbre ou dans une petite hutte qu’ils élèvent sur des pieux de bambou. Leur pauvreté approche de la misère ; mais, comme presque toujours, elle provient de leur excessive paresse, car ils ne cultivent que le riz nécessaire à leur entretien. Ce point atteint, ils passent le reste de leur temps à dormir, à flâner dans les bois, à faire de longues courses aux villes et villages voisins, et à se visiter chemin faisant.

Reliques en argile mêlée de cendres royales et trouvées au mont Phrâbat. — Dessin de Catenacci d’après M. Mouhot.

À Patawi j’entendis beaucoup parler de Kôrat, qui est la capitale d’une province du même nom située au nord-est de Pakpriau, à cinq journées de marche de cet endroit (cent ou cent vingt milles) et que j’ai l’intention de visiter plus tard. Il paraît que c’est un pays riche et qui produit surtout beaucoup de soie d’une bonne qualité ; il s’y trouve également et en grande quantité un arbre à caoutchouc ; mais les habitants négligent cette gomme, ignorant sans doute sa valeur. J’en ai rapporté un magnifique échantillon qui a été très-admiré à Bangkok par les négociants anglais. La vie y est, dit-on, d’un bon marché fabuleux. On peut y acheter six poules ou poulets pour un fouang (37 centimes), cent œufs pour le même prix, le reste à proportion. Mais, pour y arriver, il faut traverser pendant cinq ou six jours la vaste et profonde forêt du Roi-du-Feu que l’on voit du sommet de Patawi, et ce n’est que pendant la saison sèche que l’on peut s’y aventurer ; durant celle des pluies, l’eau et l’air y sont mortels. Les Siamois, gens superstitieux, n’osent pas non plus y tirer des coups de fusil, dans la crainte d’y attirer les mauvais génies qui les feraient périr.

Pendant le temps que je passai sur la montagne, le supérieur des talapoins redoubla de soins et d’égards pour moi ; il fit transporter mon bagage dans sa chambre et étendre ma natte sur les siennes, dont il se privait pour moi. Les talapoins se plaignent beaucoup du froid qu’il fait à Patawi dans la saison des pluies, des torrents qui tombent du sommet de la montagne, et aussi des tigres, qui, chassés de la plaine par l’inondation, se réfugient sur les montages, et viennent jusque contre leurs habitations enlever leurs poules et leurs chiens. Toutefois ce n’est pas seulement en cette saison qu’ils leur rendent visite, car la seconde nuit que nous passâmes sous leur toit, vers dix heures, les chiens poussèrent tout à coup des hurlements plaintifs :

« Un tigre ! » s’écria mon Laotien, couché près de moi.

Je m’éveillai en sursaut ; saisissant mon fusil, j’entrouvris la porte, mais la profonde obscurité ne me permit ni de le voir ni de sortir sans m’exposer inutilement ; je me contentai de décharger mon arme en l’air pour effrayer l’animal. Ce n’est que le lendemain que nous nous aperçûmes de l’absence d’un de nos chiens.

Après avoir parcouru cette intéressante localité pendant une semaine, nous revînmes lever l’ancre de notre barque pour regagner Bangkok, où j’avais à mettre en ordre mes collections et à les expédier.

Les lieux qui, deux mois auparavant, étaient recouverts de six mètres d’eau, étaient à sec, et partout autour