Nous commencerons notre étude par le temple d’Ongkor, qui est le plus beau et surtout le mieux conservé de tous ces monuments ; c’est aussi le premier qui sourit au voyageur, lui fait oublier les fatigues du voyage lorsqu’il arrive d’Ongkor la nouvelle, le transporte d’admiration et le remplit d’une joie bien plus vive encore que ne le serait la rencontre de la plus riante oasis au milieu du désert. Subitement, et comme par enchantement, on se croit transporté de la barbarie à la civilisation, des profondes ténèbres à la lumière.
Avant d’aller plus loin, toutefois, nous sentons le besoin d’exprimer ici notre profonde gratitude envers le digne missionnaire de Battambâng, M. l’abbé E. Sylvestre, qui, avec une complaisance sans bornes et une ardeur infatigable, a daigné nous accompagner depuis sa résidence, nous guider partout au milieu des épaisses forêts qui couvrent une partie des ruines, et auquel nous devons d’avoir pu recueillir bon nombre de matériaux dans un espace de temps assez court.
Lorsque de Battambâng on se rend à Ongkor, après avoir coupé le grand lac de l’embouchure de l’un à l’autre des cours d’eau qui traversent ces deux localités, on s’engage dans un ruisseau que l’on remonte l’espace de deux milles dans la saison sèche, puis l’on arrive à un endroit où il s’élargit quelque peu et forme un petit bassin naturel qui tient lieu de port. De là une chaussée en terre, assez élevée, praticable encore et qui s’étend jusqu’à la limite que les eaux atteignent à l’époque de l’inondation actuelle, c’est-à-dire sur un espace de trois milles, conduit à Ongkor la nouvelle, bourgade insignifiante, chef-lieu de la province actuelle et située à quinze milles nord-nord-ouest des bords du lac.
Le vice-roi de la province de Battambâng se trouvait à Ongkor au moment de notre visite ; il venait de recevoir l’ordre du gouvernement siamois d’enlever un des plus petits, mais en même temps un des plus jolis monuments d’Ongkor et de le transporter à Bangkok.
Nous trouvâmes dans la personne du gouverneur d’Ongkor un homme beaucoup plus affable et beaucoup mieux élevé sous tous les rapports que celui de Battambâng. Je lui offris pour tout présent un pain de savon, et M. Sylvestre deux feuilles lithographiées représentant des militaires français, et nous fûmes aussitôt dans les bonnes grâces de Son Excellence.
Il s’approcha de moi et passa sa main dans ma barbe avec une sorte d’admiration.
« Que dois-je faire pour faire croître la mienne ainsi ? dit-il. Je désirerais en avoir une pareille. Ne connaîtriez-vous pas un moyen pour la faire pousser ? »
Enfin il nous promit un chariot pour faire conduire nos bagages à Ongkor-Wat, ainsi qu’une lettre pour nous recommander au chef du district et lui ordonner de nous accorder tout ce que nous lui demanderions. Le lendemain, nous nous mîmes en route. Nous traversâmes d’abord le chef-lieu moderne qui ne compte pas beaucoup plus de mille habitants, tous cultivateurs, et à l’extrémité duquel se trouve un fort d’un mille carré : c’est une muraille crénelée, construite en beaux blocs de concrétions ferrugineuses tirés des ruines. Enfin, après trois heures de marche dans un sentier couvert d’un lit profond de poussière et de sable fin qui traverse une forêt touffue, nous débouchâmes tout à coup sur une belle esplanade pavée d’immenses pierres bien jointes les unes aux autres, et bordée de beaux escaliers qui en occupent toute la largeur et ayant à chacun de ses quatre coins deux lions sculptés dans le granit.
Quatre larges escaliers donnent accès sur la plate-forme.
De l’escalier nord, qui fait face à l’entrée principale, on longe, pour se rendre à cette dernière, une chaussée longue de deux cent trente mètres, large de neuf, couverte ou pavée de larges pierres de grès et soutenue par des murailles excessivement épaisses.
Cette chaussée traverse un fossé d’une grande largeur qui entoure le bâtiment, et dont le revêtement qui a trois mètres de hauteur sur un mètre d’épaisseur, est aussi formé de blocs de concrétions ferrugineuses, à l’exception du dernier rang, qui est en grès, et dont chaque pierre a l’épaisseur de la muraille.
Épuisés par la chaleur et une marche pénible dans un sable mouvant, nous nous disposions à nous reposer à l’ombre des grands arbres qui ombragent l’esplanade, lorsque, jetant les yeux du côté de l’est, je restai frappé de surprise et d’admiration.
Au delà d’un large espace dégagé de toute végétation forestière s’élève, s’étend une immense colonnade surmontée d’un faîte voûté et couronnée de cinq hautes tours. La plus grande surmonte l’entrée, les quatre autres les angles de l’édifice ; mais toutes sont percées, à leur base, en manière d’arcs triomphaux. Sur l’azur profond du ciel, sur la verdure intense des forêts de l’arrière-plan de cette solitude, ces grandes lignes d’une architecture à la fois élégante et majestueuse me semblèrent, au premier abord, dessiner les contours gigantesques du tombeau de toute une race morte !
Les ruines de la province de Battambâng, quoique splendides, ne peuvent donner une idée de celles-ci, ni même laisser supposer rien qui en approche.
En effet, peut-on s’imaginer tout ce que l’art architectural a peut-être jamais édifié de plus beau, transporté dans la profondeur de ces forêts, dans un des pays les plus reculés du monde, sauvage, inconnu, désert, où à chaque pas on rencontre les traces d’animaux sauvages, où ne retentissent guère que le rugissement des tigres, le cri rauque des éléphants et le brame des cerfs.
Nous mîmes une journée entière parcourir ces lieux, et nous marchions de merveille en merveille, dans un état d’extase toujours croissante.
Ah ! que n’ai-je été doué de la plume d’un Chateaubriand ou d’un Lamartine, ou du pinceau d’un Claude Lorrain, pour faire connaître aux amis des arts combien sont belles et grandioses ces ruines peut-être incomparables, seuls vestiges malheureusement d’un peuple qui n’est plus et dont le nom même, comme celui des grands hommes, artistes et souverains qui l’ont illustré, restera probablement toujours enfoui sous la poussière et les décombres.