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J’ai déjà dit qu’une chaussée traversant un large fossé revêtu d’un mur de soutènement très-épais conduit à la colonnade, qui n’est qu’une entrée, mais une entrée digne du grand temple. De près, la beauté, le fini et la grandeur des détails l’emportent de beaucoup encore sur l’effet gracieux du tableau vu de loin et sur celui de ses lignes imposantes.

Au lieu d’une déception, à mesure que l’on approche, on éprouve une admiration et un plaisir plus profonds. Ce sont tout d’abord de belles et hautes colonnes carrées, toutes d’une seule pièce ; des portiques, des chapiteaux, des toits arrondis, tous composés de gros blocs admirablement polis, taillés et sculptés.

À la vue de ce temple, l’esprit se sent écrasé, l’imagination surpassée ; on regarde, on admire, et, saisi de respect, on reste silencieux ; car où trouver des paroles pour louer une œuvre qui n’a peut-être pas son équivalent sur le globe, et qui n’aurait pu avoir sa rivale que dans le temple de Salomon !

L’or, les couleurs ont presque totalement disparu de l’édifice, il est vrai ; il n’y reste que des pierres ; mais que ces pierres parlent éloquemment, qu’elles disent bien haut quels étaient le génie, la force, la patience, le talent, la richesse et la puissance des « Kmer-dôm » ou Cambodgiens d’autrefois !

Qu’il était élevé le génie de ce Michel-Ange de l’Orient qui a conçu une pareille œuvre, en a coordonné toutes les parties avec l’art le plus admirable, en a surveillé l’exécution et a obtenu, de la base au faîte, un fini dans les détails digne de l’ensemble et qui, non content encore, a semblé chercher partout des difficultés pour avoir la gloire de les surmonter et de confondre l’entendement des générations à venir !

Quelle force a soulevé ce nombre prodigieux de blocs énormes jusqu’aux parties les plus élevées de l’édifice, après les avoir tirés des montagnes éloignées, équarris, polis et sculptés ?

Lorsqu’au soleil couchant mon ami et moi nous parcourions lentement la superbe chaussée qui joint la colonnade au temple, ou qu’assis en face du superbe monument principal, nous considérions, sans nous lasser jamais ni de les voir ni d’en parler, ces glorieux restes d’une nation éclairée qui n’est plus, nous éprouvions au plus haut degré cette sorte de vénération, de saint respect que l’on ressent auprès des hommes de grand génie ou en présence de leurs créations.

Mais en voyant, d’un côté, l’état de profonde barbarie des Cambodgiens actuels, de l’autre, les preuves de la civilisation avancée de leurs ancêtres, je ne pouvais me figurer les premiers autrement que comme les descendants des Vandales, dont la rage s’était portée sur les œuvres du peuple fondateur plutôt que la postérité de celui-ci.

Que n’aurais-je donné pour pouvoir évoquer alors une des ombres de ceux qui reposent sous cette terre, et écouter l’histoire de leur longue ère de paix et celle de leurs malheurs ! Que de choses n’eût-elle pas révélées qui resteront toujours ensevelies dans l’oubli !

Ce monument, ainsi qu’on peut le voir par le plan de la page 302, qui en donnera une idée plus claire que la description technique la plus détaillée, se compose de deux carrés de galeries concentriques et traversées à angle droit par des avenues aboutissant à un pavillon central, couronnement de l’édifice, saint des saints, pour lequel l’architecte religieux semble avoir réservé les détails les plus exquis de son ornementation. Dans ce tabernacle, une statue de Bouddha, présent du roi actuel de Siam, trône encore, desservie par de pauvres talapoins dispersés dans la forêt voisine, et attire de loin en loin à ses pieds quelques fidèles pèlerins. Mais que sont ces dévotions comparées aux solennités d’autrefois, alors que les princes et rois de l’extrême Orient venaient, en personne, rendre hommage à la divinité tutélaire d’un puissant empire ; que des milliers de prêtres couvraient de leurs processions les gradins et les terrasses de ce temple immense ; que du haut de ses vingt-quatre coupoles le son des cloches répondait au carillon des innombrables pagodes de la capitale voisine ; de cette Ongkor la Grande, dont l’enceinte de quarante kilomètres de pourtour a pu, certes, contenir autant d’habitants que les plus peuplées métropoles de l’Occident ancien ou moderne !


XIX

Ruines de la province d’Ongkor. — Mont-Ba-Khêng.

À deux milles et demi au nord d’Ongkor-Wat, sur le chemin même qui conduit à la ville, un temple a été élevé au sommet du mont Ba-Khêng, qui a cent mètres à peu près de hauteur.

Au pied du mont, au milieu des arbres, s’élèvent deux magnifiques lions de deux mètres vingt centimètres de haut, ne formant qu’un avec les piédestaux.

Des escaliers en partie détruits conduisent au sommet du mont, d’où l’on jouit d’une vue si étendue et si belle, que l’on n’est pas surpris que ce peuple qui a montré tant de goût dans la disposition de ses magnifiques édifices, dont nous cherchons à donner une idée, ait couronné cette cime d’un splendide monument.

D’un côté, l’œil après avoir plongé sur la plaine boisée et contemplé le pyramidal temple d’Ongkor et sa riche colonnade, autour desquels ondule le feuillage des cocotiers et des palmiers, va se perdre à l’horizon sur les eaux du grand lac, après s’être arrêté encore un moment sur une nouvelle ceinture de forêts et sur le petit mont dénudé nommé Crôme qui est au delà de la nouvelle ville.

Du côté opposé se déroule la longue chaîne de montagnes qui a fourni, dit-on, les riches carrières d’où l’on a extrait tant de beaux blocs de grès ; puis, un peu plus à l’ouest et toujours au milieu d’épaisses forêts qui en dérobent une partie, un joli petit lac apparaît comme un ruban d’azur étendu sur un tapis de verdure.

Cette belle nature est aussi muette et déserte aujourd’hui qu’elle devait être vivante et animée autrefois ; le cri des animaux sauvages et le chant d’un petit nombre d’oiseaux troublent presque seuls ces profondes solitudes.