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Marseillaise, qu’il a apprises je ne sais comment, de nos troupiers : sa flûte a des sons nasillards qui me mettent hors de moi. Il est vrai, pour ma consolation, que le consul anglais en a un autre attaché à sa personne, qui lui joue le God Save the Queen avec le même acharnement.

« Si je ne craignais de lui faire donner des coups de bâton, vu la brutalité de la police locale, je demanderais au ti-pao[1] de m’en débarrasser. »

Je compléterai ces renseignements d’un de nos compatriotes, par quelques emprunts faits à un observateur anglais tout récent aussi et justement estimé[2].

« La ville de Tien-Tsin occupe l’angle formé par la jonction du grand Canal et du Peï-ho. Elle a la figure d’un carré à peu près régulier dont chaque côté a un mille environ de longueur. Quatre portes massives s’ouvrent aux quatre routes qui viennent des quatre points cardinaux aboutir au centre de la ville, ou elles se coupent à angle droit. À ce point d’intersection s’élève une pagode supportée par quatre arceaux qui fait face aux quatre rues principales formées par ces routes. De cet endroit l’on voit les quatre portes. Ces rues diffèrent entièrement de celles des villes du midi. En effet, dans ces dernières, deux chaises à porteurs peuvent à peine passer de front ; tandis qu’à Tien-Tsin les voitures circulent aisément dans les rues pavées, dallées et ornées de trottoirs pour les piétons.

« Tien-Tsin possède d’autres avantages sur les villes du sud. Le voyageur peut la parcourir sans être incommodé à chaque instant par des odeurs fétides. Ce n’est pas dire pourtant que ses rues soient propres ou bien tenues, loin de là. Les quelques magasins capables d’intéresser les étrangers se trouvent dans les faubourgs, car les boutiques et les maisons de la ville même ne contiennent que des articles chinois de première nécessité et leur extérieur n’est guère plus luxueux que leur intérieur. Elles sont généralement construites en briques mal cuites et quelquefois en terre : elles consistent en deux petits étages et un rez-de-chaussée ouvrant sur la rue. Quelques arcades en bois aux formes fantastiques se font remarquer le long d’une des rues, c’est le seul ornement dont la ville puisse se vanter. Nous avons dit ailleurs ce que c’étaient que les temples. Bref, en dépit d’une immense population, il règne à Tien-Tsin l’absence de cette vie et de ce mouvement qui caractérisent les villes commerciales du monde moderne.

« Tel est l’aspect intérieur de Tien-Tsin ; ses fortifications consistaient jadis en un vieux mur écroulé aujourd’hui et dont il ne reste plus qu’un seul pan debout. On dit que sur cette muraille il y avait quatre-vingts canons, dont vingt de chaque côté. En supposant que le nombre n’en fût pas exagéré, ils existaient plutôt de nom que de fait, car au lieu d’être posés sur des roues, ils m’ont paru enfouis dans le sable et tellement rongés que leur détonation eût certes offert un péril plus imminent pour les canonniers que pour l’ennemi. Les portes étaient surmontées de constructions de deux étages qui servaient de casernes et au milieu desquelles on apercevait une pagode dans une niche.

« La décadence de Tien-Tsin est moins le fait de la guerre civile et de la guerre étrangère que celui du débordement du Ho-ang-ho. Ce fleuve, dont l’histoire la plus antique de la Chine mentionne les débordements capricieux et les changements de lit, a fait irruption, en 1857, dans le Grand-Canal, l’a envasé et dégradé au point de le rendre navigable sur un long parcours. Puis les malheurs des temps ont absorbé tous les fonds destinés aux travaux indispensables à sa réparation. Des produits de toutes les provinces de l’occident et du centre de la Chine, apportés par les canaux tributaires de cette grande artère, arrivaient jusqu’à Tien-Tsin qui les expédiait à Pékin. Ils arrivent aujourd’hui dans la capitale par d’autres canaux intérieurs, ou bien ont complétement cessé d’exister. D’après sir Georges Staunton, mille jonques de blé circulaient pendant le séjour de lord Macartney, entre Tien-Tsin et Toung-Tcheou. On verra par la citation suivante pleine d’intérêt et tirée des sources chinoises les plus authentiques, quel est l’état actuel du canal Impérial, et par suite, ce qu’est devenu le transport des grains.

« Pendant de longs mois, dit le Nord China Herald[3], de terribles rumeurs ont circulé parmi les populations du littoral nord-est, touchant le déplacement du lit du fleuve Jaune. Il est maintenant hors de doute, qu’à peu près à la hauteur de Kaï-fung-fou, ce violent courant a pris une nouvelle direction, ou même, d’après certains auteurs chinois, repris sa direction primitive vers le nord-est, et qu’il porte maintenant dans le golfe de Pé-tche-li ses eaux grossies de celles du Tat-sing et des autres fleuves du Shan-Tung. Un témoin oculaire nous dépeint la contrée intermédiaire comme ne formant plus qu’un lac ou plutôt un marécage traversé par des torrents impraticables, au milieu desquels se perd la grande artère du nord-est : le canal Impérial. Le fleuve Jaune ne présente plus, au-dessous de ce point qu’un lit desséché.

« Quoique Tien-Tsin, par suite de ces événements, eût perdu de son importance commerciale, elle était encore au point de vue politique, dans une position favorable pour exercer une terrible pression morale sur la capitale, ainsi que l’a démontré la campagne de 1860.

« Quant aux statistiques sur Tien-Tsin, il est fort difficile d’obtenir des renseignements à ce sujet. Les habitants notables que l’on peut avoir l’occasion d’interroger sur cette matière, répugnent à faire part de leurs connaissances à un étranger ou plutôt n’ont aucun document à lui transmettre. Le thême sur lequel ils se complaisent à appuyer avec un grand attendrissement, est la pauvreté de la ville et des environs. On n’exporte en effet absolument rien. Les seuls produits locaux sont : le sel qui provient des bassins des alentours et de la mer et quelques grains de diverses espèces tout au plus suffisants pour la consommation domestique. Parmi les im-

  1. Ti-pao, gardes de police dans les villes.
  2. Laurence Oliphant : Narrative of the earl of Elgin’s mission ; 1857-59.
  3. Numéros de janvier 1857, mai et juin 1858.