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pratique de mettre fin à ce fâcheux état de choses. L’obtention de ce décret fut le sujet de négociations diplomatiques qui durèrent plus de deux mois.

Rien de plus curieux que le récit des entrevues qui eurent lieu entre Wen-Siang, un des acolytes du prince de Kong, et M. Trèves, chargé des fonctions de secrétaire de la légation française.

Le négociateur chinois avait à sa disposition toute une série d’arguments aussi spécieux qu’habilles ;

« Vous nous avez dit vous-même, répondait-il à M. Trèves, que vos missionnaires ne venaient dans notre pays que pour prêcher le bien et pratiquer la vertu ; ce ne sont donc pas des hommes politiques dont vous inondez la Chine pour arriver à son absorption ?

« Pourquoi ne respectent-ils pas mieux le caractère officiel de nos fonctionnaires ? pourquoi leur adressent-ils des lettres inconvenantes ? pourquoi, enfin, agissent-ils sur le peuple pour le détacher de la soumission qu’il doit aux autorités ?

« J’accorde, pour vous être agréable, qu’ils prêchent le bien et pratiquent la vertu, mais vous ne sauriez croire quels embarras ils nous suscitent dans les provinces, et ce qu’il faut de patience à nos mandarins pour les y supporter.

« Il fut un temps où notre grand empereur Khang-hi accorda à vos missionnaires une protection spéciale, les combla d’honneurs, les logea même dans son propre palais[1]. Je le comprends, parce qu’alors ils nous rendaient de grands services ; ils nous enseignaient le cours des astres, nous apprenaient à fondre des canons, nous accompagnaient à la guerre, et nous aidaient à rédiger les traités.

« C’était des hommes utiles, et vous n’ignorez pas qu’ils ne durent leur perte qu’à eux-mêmes ; si vous avez étudié notre histoire et la leur, vous savez qu’ils eurent entre eux de très-vives querelles ; les différents ordres n’étaient pas d’accord sur les pratiques de leur religion ; les uns voulaient conserver les formes du culte que nous rendons à nos ancêtres, les autres les repoussaient comme entachées de ce qu’ils appelaient superstition.

« Que sais-je ? Quelle idée pouvons-nous avoir d’une doctrine sur laquelle ceux qui l’enseignent ne sont pas eux-mêmes d’accord ? Toutes ces discussions vont-elles revenir ?

« Vont-ils prêcher la doctrine chacun à leur guise ? Vont-ils faire naître des dissensions dans le peuple qui les écoute ?

« Je prévois bien des difficultés… »

M. Trèves, répondit victorieusement à ces arguments subtils du mandarin chinois, et quand enfin il vint à parler de la parfaite liberté des cultes qui régnait en France, comme Wen-Siang l’interrompait pour lui demander si les bouddhistes pourraient bâtir une pagode à Paris : « Très-certainement, Excellence, » répondit-il.

Wen-Siang et ses deux acolytes parurent fort étonnés, et ne trouvèrent rien à répondre.

On se sépara, chacun ayant prouvé sa bonne foi ; ce qui est un terme convenu dans la diplomatie chinoise ; la nation qui en manque le plus met toujours la sienne en avant.

Cependant le gouvernement chinois ne se pressait pas d’accomplir ses promesses ; le ministre de France dut témoigner son mécontentement en s’abstenant au nouvel an de faire ni de recevoir aucune visite des hauts fonctionnaires de Pékin.

Enfin le 7 avril 1862 parut dans la Gazette officielle le décret impérial si longtemps attendu.

Ce décret, qui restera justement célèbre, ordonne :

« 1o Que les missionnaires soient reçus avec honneur par les mandarins chaque fois qu’ils désireront les voir ;

« 2o Que les chrétiens chinois soient exemptes de toutes contributions pour les cérémonies religieuses en dehors de leur culte ;

« 3o Que les anciennes planches, ayant servi à la réimpression des Codes[2] où étaient inscrites des peines et des mesures restrictives contre la religion catholique, soient entièrement détruites et anéanties ;

« 4o Qu’enfin, les établissements religieux, églises et autres lieux, ayant appartenu aux missions catholiques, avant leur expulsion au dix-huitième siècle par l’empereur Kia-king, leur soient rendus ou tout au moins compensés par la cession de propriétés équivalentes. »

Nos missionnaires accueillirent avec grande joie ces restitutions, au sujet desquelles Mgr Languillat, de la Compagnie de Jésus, l’un des évêques les plus distingués de Chine, disait que ce décret semblait avoir été promulgué par un empereur très-chrétien.

« À mon avis, monsieur le Ministre, écrivait-il à M. de Bourboulon, l’obtention de cet édit impérial assurera à la légation de France une page immortelle dans les annales de nos missions ! Le 22 mars 1692 et le 7 avril 1862, voilà deux dates que nous n’oublierons jamais !

« Daignez achever votre belle œuvre, monsieur le Ministre, en obtenant du gouvernement que le décret soit imprimé sur papier jaune portant la figure du dragon[3] ; et tel que le grand empereur Khiang-hi en donnait autrefois à chaque missionnaire. »

Les vœux de Mgr Languillat furent exaucés, et depuis ce temps nos missionnaires peuvent voyager partout avec ce document protecteur, qu’ils considèrent comme leur meilleur sauf-conduit.

Ainsi, non-seulement l’exercice de la religion chrétienne, dégagée de toute restriction, est complétement libre, mais encore dans toutes les capitales des dix-huit provinces de l’empire chinois, dans un grand nombre de villes importantes, et même jusqu’en Mongolie et en Mandchourie, les missions ont été mises en possession de biens fonciers représentant une valeur financière considérable !

Nous n’entrerons pas dans de plus longs détails sur

  1. Wen-Siang fait allusion ici à la position conquise en Chine par les jésuites à la fin du dix-septième et au commencement du dix-huitième siècle.
  2. Le code chinois se réimprime tous les sept ans.
  3. Le jaune et le dragon sont les attributs du pouvoir impérial.