Page:Le Tour du monde - 09.djvu/134

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prendre dans une armoire une petite cuillère en argent, remua le breuvage et me pria d’y goûter pour savoir s’il n’y manquait rien. J’en bus une gorgée, l’assurant qu’il était exquis ; puis comme je portais de nouveau le verre à mes lèvres, je m’aperçus que la cuillère en avait été retirée. Comme Fray Astuto me voyait pour la première fois, et conséquemment devait ignorer si j’étais susceptible ou non de dérober une pièce d’argenterie dans les maisons où j’étais accueilli, je ne me formalisai point de sa défiance. J’allai même jusqu’à trouver évangélique et rationnelle l’idée qu’il avait eue de mettre sa cuillère hors de ma vue et de ma portée, afin que je ne succombasse pas à la tentation de me l’approprier.

Pendant que je buvais ma limonade, il m’apprit que son collègue était allé porter le viatique à un hacendero de la vallée, près de paraître devant Dieu. L’absence de Fray Bobo, continua-t-il, pourra durer huit jours, dix jours, une quinzaine, car il profitera de sa sortie pour confesser quelques personnes pieuses, visiter des malades, secourir des pauvres et consoler des affligés… Mais à son retour, je ne manquerai pas de lui annoncer votre bonne visite, et je puis à l’avance vous exprimer le regret qu’il aura de n’avoir pu vous voir.

Cette dernière phrase était de celles que dans un salon parisien on considère comme une formule polie de congé et après laquelle on n’a plus qu’à se lever, prendre son chapeau, saluer et se retirer au plus vite, sous peine de passer pour une espèce ou pour un homme arrivant du Monomotapa. Mais j’étais à Cocabambillas et non à Paris, circonstance qui atténuait singulièrement la portée des choses et la valeur des mots : donc, au lieu de partir comme je l’eusse fait dans la capitale du monde civilisé, je m’établis sur mon banc le plus carrément possible, je tirai de ma poche mon étui à cigarettes et le présentai tout ouvert à Fray Astuto pour qu’il en prît une ; j’en pris une moi-même, et l’ayant allumée à l’aide de mon mechero, je la tendis au moine, afin qu’il y allumât la sienne. Comme cette manœuvre de ma part parut lui causer une certaine inquiétude, je jugeai convenable d’y mettre un terme, en lui apprenant le motif véritable de ma visite. Je terminai par la demande d’une pirogue et de deux rameurs que j’offris de payer au taux usité, soit 15 francs ou la valeur de cette somme en marchandises, par chaque étape de dix lieues.

En m’écoutant, le révérend moine avait pâli et rougi tour à tour, donné des signes d’impatience, et lorsque j’en étais arrivé à la demande en location d’une pirogue et de rameurs, sa face s’était contractée comme celle d’un nouveau-né qui a la colique.

« Mais ce que vous demandez-là est impossible, s’écria-t-il quand j’eus fini.

— Bah ! fis-je ingénument, moi qui croyais la chose des plus simples.

— Écoutez, me dit-il, vous êtes l’ami de Fray Bobo et à ce titre je vais être franc envers vous. Je n’ai pas de pirogue, et quand même j’en aurais une, je me garderais bien de vous la prêter, car ce serait aider à votre perte et vous fournir en quelque sorte un pistolet pour vous suicider. Quant aux rameurs que vous demandez, c’est en pure perte ; vous offririez cinq cents piastres aux mozos du pays, pour tenter avec vous un pareil voyage, qu’ils refuseraient net. Tous ont une peur affreuse des Chunchos, et pour rien au monde ne voudraient se hasarder à mettre le pied sur le territoire de ces infidèles. Croyez-moi, renoncez à votre projet, que je considère comme une suggestion perfide du mauvais esprit !

— Impossible ! dis-je au révérend qui semblait guetter ma réponse, un ami m’attend au Brésil, et je lui ai donné ma parole d’aller le rejoindre.

— Comment ferez-vous ? La rivière est le seul chemin praticable, et à moins que de la descendre à la nage ou de marcher sur ses eaux comme notre divin Sauveur sur celles du Génézareth, je ne vois pour vous aucun moyen d’aller rejoindre votre ami.

— Moi, j’en vois un, dis-je. La fête du Carmen tombe dans six jours. Chaque année à cette époque les Indiens Antis viennent troquer avec les habitants d’Echarati des singes et des perroquets contre des haches des couteaux et des verroteries ; je profiterai du départ de ces naturels pour prendre passage dans leurs pirogues. Le reste me regarde. »

Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres du moine.

« C’est un moyen, en effet, me dit-il, mais il est chanceux.

— D’accord, mon révérend ; mais comme vous voyez, je n’ai pas l’embarras du choix. »

Désormais la conversation entre nous ne pouvait que traîner en longueur. Je pris congé du moine, j’enfourchai ma monture et revins à Bellavista assez contrarié du triste résultat de ma négociation. Le compatriote m’attendait avec impatience. Avant que j’eusse ouvert la bouche, mon air refrogné lui avait appris que j’apportais de mauvaises nouvelles.

« Eh bien ! » me dit-il.

Je lui racontai dans tous ses détails mon entrevue avec Fray Astuto, la conversation que nous avions eue ensemble, et je terminai en déplorant l’absence de Fray Bobo dont l’influence en cette occasion eût pu m’être utile.

« Fray Astuto vous a joué comme un enfant, me dit-il. Son refus de vous prêter une pirogue, prouve à n’en pas douter que le voyage que vous voulez entreprendre lui porte ombrage et qu’il en redoute les conséquences. Au reste, vous n’êtes pas le seul à qui notre voisin ait interdit en quelque sorte la descente de la rivière. Depuis longtemps il considère l’intérieur du pays comme un jardin des Hespérides et s’en est constitué le dragon officieux. »

Le style imagé du compatriote me paraissant assez obscur, je le priai de me tenir un langage plus simple, afin que je pusse comprendre, non-seulement ce qu’il disait, mais ce qu’il avait l’intention de dire en parlant de l’ombrage que pouvait porter au moine de Cocabambillas ma traversée du Pérou au Brésil.

« Voilà, dit-il. Les relations que Fray Astuto entretient avec les Indiens Antis et les Chontaquiros, par l’intermédiaire de ses cholos, lui ont appris que l’intérieur