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nous abordions devant la plage de Sangobatea pour y passer la nuit. L’endroit, bien que parfaitement désert, devait, au dire des Antis, nous offrir des ressources en vivres, que la pénurie du garde-manger de l’expédition et le délabrement de nos estomacs, rendaient doublement précieuses. En effet, à peine avions-nous fait choix d’un endroit convenable pour y asseoir notre campement, que sept ou huit sauvages à la crinière échevelée, vêtus de sacs et le visage convenablement barbouillé de rouge et de noir, sortaient d’entre les arbres, comme des diablotins d’une boîte à surprise et venaient fraterniser avec nos rameurs qu’ils paraissaient connaître de longue main. Une conversation à voix basse s’établit entre eux. Aux regards que les nouveaux venus jetaient sur nous à la dérobée, il était facile de deviner qu’ils demandaient à leurs camarades qui nous étions, d’où nous venions, où nous allions et si nos intentions étaient pacifiques. Les renseignements qu’on leur donna sur notre compte durent leur paraître satisfaisants, car ils s’enhardirent bientôt jusqu’à venir palper l’étoffe de nos vestes, en nous adressant ce sourire amical, mais un peu idiot, qui paraît commun à la plupart des castes de Peaux-Rouges, comme nos observations nous l’ont confirmé.

Ces Antis habitaient l’intérieur de la petite quebrada de Sangobatea, sur les deux berges de la rivière de ce nom, qui traversait la plage à quelques toises de notre campement. L’arc et les flèches barbelées ou pourvues d’un hameçon d’os qu’ils tenaient à la main, prouvaient qu’ils étaient en partie de pêche. Aucun d’eux néanmoins n’avait de poisson à nous vendre ou à nous offrir. Trois chiens aux oreilles pointues, de l’espèce sur laquelle, à Chahuaris, j’avais fait une expérience scientifique, les accompagnaient. Deux de ces animaux étaient bleu de roi depuis le museau jusqu’au bout de la queue ; le troisième était teint de pourpre et empruntait à cette royale couleur un air de férocité singulière. D’un coup d’œil je reconnus que les deux premiers avaient été passés au faux indigo (Pseudo-añil-indigofera) et que la teinte du troisième était empruntée à l’achiote ou rocou (Bixa Orellana). Cet usage de revêtir leurs chiens d’une livrée éclatante, est commun à la plupart des castes sauvages du Pérou.

Cependant le chien pourpre, attiré par je ne sais quelle émanation de mon individu, rôdait autour de moi avec une obstination inquiétante, et paraissait surtout avoir pour but de flairer mes mollets. J’essayai de mettre fin à son enquête olfactive en lui allongeant un coup de houssine ; mais cette démonstration hostile le troubla si peu, qu’au lieu de s’enfuir, il me regarda fixement et se mit à remuer la queue. Ce chien, me dis-je, paraît doué d’un bon naturel ou il a été battu tant de fois que les coups ne l’effrayent plus. Toutefois, comme il revenait à la charge, je fis signe à son maître, qui le regardait faire, de m’en débarrasser. L’Antis se baissa, prit l’animal par la queue et le lança par-dessus son épaule à dix pas en arrière. Ce geste fut si net, si précis, si élégamment naturel, que j’en restai émerveillé. Le chien rouge, qui était tombé sur le ventre, se releva et s’enfuit en poussant des cris lamentables qui eurent pour effet d’attirer à ses trousses ses deux compagnons couleur d’indigo.

Cet épisode, s’il avait fixé notre attention, n’avait en rien calmé notre appétit, et nous en étions encore à trouver le moyen de faire un repas quelconque, lorsqu’un de nos rameurs, qui rôdait le long de la plage, prit à coups de flèches deux poissons d’assez belle taille dont il nous fit présent. Ces individus, autant qu’un regard nous permit d’en juger, appartenaient à la classe des Sturioniens. Par égard pour l’ichtyologie et le grand nom de M. Valenciennes, j’eusse voulu les examiner à loisir, mais on ne m’en donna pas le temps. Les deux poissons furent ouverts, lavés et coupés par tronçons qu’on jeta dans une marmite avec des bananes vertes et des racines de yucca, que les naturels de Sangobatea tenaient en réserve sous un buisson et qu’ils nous vendirent pour la modique somme de six boutons de cuivre aux armes du Pérou. À l’issue du souper, nous dressâmes à terre notre humble couche, et, comme la plage n’offrait aucune espèce de roseau propre à la fabrication d’un ajoupa, nous nous en remîmes à la Providence du soin de préserver nos yeux de l’influence pernicieuse de la rosée.

Simuco de Chiruntia.

Nos nouveaux amis, qui s’étaient retirés la veille à la nuit tombante, revinrent au petit jour accompagnés de leurs épouses. Ces dames étaient chargées de provisions et leur visite nous fut doublement agréable. Moyennant quelques menus articles de bimbeloterie, nous nous procurâmes des poules, des œufs, des bananes et de la viande boucanée de vache d’Anta (tapir). Cet échange opéré à la satisfaction des deux parties, nous passâmes un moment à nous considérer de part et d’autre et à nous sourire. Hommes et femmes avaient fait à notre intention un bout de toilette. Le visage des hommes était fraîchement barbouillé de rouge et de noir ; la patène d’argent suspendue à leur nez avait été fourbie. Les femmes étalaient une incroyable profusion de colliers et de bracelets fabriqués avec des graines, des drupes et des noyaux de fruits traversés par un fil. Quelques élégantes portaient, en guise de nœud d’épaule, une douzaine de peaux d’oiseaux aux brillantes cou-