Page:Le Tour du monde - 09.djvu/180

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le considérer, et nos Antis, faisant force de rames, rallièrent la rive ou ils nous déposèrent. Cette rive était encombrée d’énormes blocs de grès qu’il nous fallut gravir à la façon des chèvres ; mais du haut de ces observatoires naturels, nous eûmes, comme un dédommagement de notre fatigue, le plaisir d’admirer les rapides de Yaviro et l’adresse de nos sauvages à guider les embarcations parmi ces écueils.

Après une heure de travail pour nos hommes et d’attente pour nous, nous nous rembarquâmes, n’ayant à constater d’autre sinistre que la submersion d’une pirogue qui sombra près du bord avec son chargement. Déjà nous nous félicitions de l’heureux succès de la traversée, lorsqu’un bruit sourd, pareil au roulement lointain du tonnerre, arriva jusqu’à nous. Ce bruit, que depuis neuf jours nous entendions à de très-fréquents intervalles, mais sans avoir pu encore nous y habituer, annonçait clairement que l’action, terminée sur un point, allait s’engager sur un autre. Aux regards perplexes que nous échangeâmes, les sauvages devinèrent notre anxiété, et, pour y mettre un terme, nous apprirent que nous approchions des oboris de Mantalo ; ces oboris, que de leur côté les cholos de Cocabambillas appelaient des tumbos, étaient des rapides. Restait à savoir s’ils l’emportaient en longueur, en largeur, et conséquemment en péril sur ceux que nous laissions derrière nous.

Nous fûmes bientôt fixés à cet égard. Les rapides de Yaviro n’étaient qu’un jeu d’enfant comparés à ceux que nous allions avoir à traverser. Chacun se prépara à l’événement, en réunissant à la hâte ce qu’il avait de plus précieux et se faisant mettre à terre. Comme les embarcations, alourdies par leur chargement, n’eussent pu franchir l’archipel de rochers qui barraient la rivière sans être remplies par les lames qui s’y heurtaient avec fureur, on les débarrassa des objets qui les surchargeaient, lesquels furent transportés à dos d’homme au delà des rapides, dont l’étendue était d’un quart de lieue. Trois heures furent consacrées à ces travaux divers.

Au sortir de ces affreux parages et la rivière de Mantalo dépassée, nous respirâmes un moment en liberté dans le remanso de Huinpuyu, qui nous rappela ceux de Biricanani et de Canari d’arcadienne mémoire. Au bord de ces eaux miroitantes, sur des talus caparaçonnés de verdure, se dressaient de sveltes bambous, pareils à des touffes de plumes ; un groupe de fougères arborescentes du genre alsophila, qui dominait un des talus placé à notre droite, donnait au site un caractère tropical. Aux mouettes et aux canards, compagnons habituels de ces solitudes, avaient succédé de jolies hirondelles au dos cendré, à la tête et au ventre blancs, qui rasaient l’eau en y trempant leur bec ou le bout de leur aile.

Eaux calmes de Huinpuyu.

Un traître courant, caché sous ces ondes tranquilles, nous entraîna bientôt loin de Huinpuyu. Comme une opposition à son frais paysage, nous eûmes devant nous les rapides de Saniriato. À cet endroit le lit du Quillabamba-Santa-Ana, singulièrement élargi, était barré de l’une à l’autre rive par une digue de rochers que les vagues cachaient et découvraient tour à tour. La masse du courant, divisée en trois lits d’inégale largeur, se précipitait écumeuse et grondant par autant d’ouvertures ménagées dans ce bâtardeau. À la vue du nouvel obstacle qu’il avait à vaincre, chacun de nous sentit, comme l’arabe Job, un petit souffle passer devant sa face et le poil de sa chair se hérisser. Un sursis, sur lequel nous ne comptions pas, nous fut accordé par la Providence représentée par les Antis qui déclarèrent d’une commune voix la journée finie, et sans attendre à cet égard notre décision débarquèrent sur la plage de Saniriato, au bord d’un torrent de ce nom. Cette halte qui nous semblait prématurée, vu l’élévation du soleil sur l’horizon, était commandée par la nécessité de s’approvision-