Page:Le Tour du monde - 09.djvu/181

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ner de vivres pour le voyage, les endroits que nous allions avoir à traverser le lendemain et jours suivants, étant absolument déserts et n’offrant aucune ressource. Or la quebrada où coulait le torrent de Saniriato était habitée par des Antis, amis de nos rameurs, qui, par considération pour nos personnes autant que par amour pour les objets d’échange dont nos caissons paraissaient assez bien garnis, devaient nous prémunir, disaient ceux-ci, contre la famine que nous avions en perspective. Pareille motion était de celles qui obtiennent d’emblée tous les suffrages de la majorité. Nous l’approuvâmes donc par un signe de tête. Quatre Antis, accompagnés d’un de nos cholos, allèrent aussitôt à la recherche des naturels de Saniriato, laissant leurs camarades nous tenir compagnie.

Pour charmer les ennuis de l’attente et donner le change à notre appétit, aiguisé par vingt-quatre heures de jeûne, un des pilotes à longue chevelure, auquel le cholo Anaya servit de truchement, nous raconta des épisodes de la vie sauvage que nous n’essayerons pas de redire après lui. À ces récits imprégnés de l’âcre senteur des forêts, il faut, avec le théâtre de l’action, les décors et les personnages, le geste et la faconde du narrateur, toutes choses qu’un voyageur de retour parmi les siens cherche vainement dans son écritoire pour en donner au public une idée convenable. À ses récits variés, notre conteur crut devoir joindre quelques avis utiles sur la manière de vivre dans les bois, avis qu’il compléta par des recettes contre la morsure des serpents, la piqûre des scorpions, des myriades, des moustiques et autres animaux dont l’utilité, par rapport à l’espèce humaine, n’a pas encore été clairement démontrée. Comme aucun de nous ne se sentait d’inclination pour la vie sylvicole, les enseignements du sauvage furent assez froidement goûtés. En orateur habile, il comprit qu’il avait fait fausse route et sut de nouveau captiver tout notre intérêt en parlant du chemin que nous avions à faire, du manque de vivres et des dangers de toute sorte qui nous attendaient au delà de Saniriato, enfin, de la possibilité de laisser nos os au fond de la rivière. Jamais ce digne Antis, dont je regrette aujourd’hui de ne pas avoir demandé le nom, n’avait été si religieusement écouté ; jamais aucun de ses discours ne s’était gravé plus profondément dans la mémoire de ses auditeurs, surtout lorsqu’il eut ajouté, en manière d’épilogue, que l’obori (rapide) de Saniriato que nous avions devant nous, et dans lequel s’étaient noyés le mois passé deux hommes et quatre femmes de sa tribu, n’était rien en comparaison de ceux que nous devions trouver plus bas. Frappés de l’idée qu’un sort pareil pouvait leur être réservé, les plus endurcis de la troupe furent sur le point de faire un acte de contrition et de demander à notre aumônier Fray Bobo l’absolution de leurs fautes. Un silence gros de pensées régna quelques minutes parmi nous. J’en profitai pour dessiner notre orateur, coiffé du couvercle d’une boîte à confitures qu’il avait trouvée dans une de nos pirogues et dont il s’était fait une casquette.

L’orateur de la plage de Saniriato.

L’arrivée de nos rameurs et de leurs amis de Saniriato dissipa comme par enchantement le mélancolique nuage amassé sur nos fronts. À la vue des provisions qu’ils apportaient, chacun, oubliant ses idées de mort, se sentit pris d’un irrésistible besoin de vivre et de faire un repas quelconque ; les nouveaux venus furent acclamés, entourés et débarrassés en un clin d’œil des bananes, des yuccas et d’un quartier de pécari fumé dont ils s’étaient munis. Nous poussâmes l’empressement jusqu’à leur arracher des mains deux hoccos vivants et une cage en roseaux dans laquelle était enfermé un agami ou oiseau trompette. Notre peur de manquer de vivres était telle, que nous leur eussions retiré le sac qui les enveloppait, l’arc et les flèches dont ils étaient armés, dans l’idée qu’à un moment donné, ces objets pouvaient apaiser notre faim et prolonger notre existence. L’assurance que nous donnèrent ces bons sauvages, qu’avant la fin du jour ils nous apporteraient d’autres provisions, put seule nous empêcher de les déshabiller.

Après un moment passé sur la plage, qu’ils employèrent à prendre un signalement détaillé de nos individus, les nouveaux venus s’en allèrent emmenant avec eux ceux de nos rameurs qui, durant l’absence de leurs camarades, nous avaient tenu compagnie. En partant, ils nous promirent qu’avant la nuit ils seraient de retour. Notre premier soin fut de relever nos manches jusqu’au coude, d’allumer du feu, d’emplir d’eau la marmite, et pendant que le liquide chauffait au degré convenable, de détailler le pécari, de peler les bananes et de ratisser les yuccas. Dans la crainte que la marmite, objet d’adoration fervente, ne s’évanouît en fumée ou ne prit tout à coup des ailes et ne frustrât en s’envolant les espérances de chacun, grands et petits se rapprochèrent d’elle et ne la quittèrent plus des yeux jusqu’à cuisson parfaite du potage. Ce quart d’heure, impatiemment attendu par tous les estomacs, arriva enfin. Un cholo retira du feu le vase fumant et une répartition équitable de son contenu fut faite à la ronde. Nous venions d’avaler en soufflant les premières bouchées, quand les Antis de Saniriato, fidèles à leur promesse, revinrent accompagnés de nos rameurs. Les uns portaient un régime de bananes, les autres une