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par la lumière du dehors, furent quelques minutes à s’accoutumer à l’obscurité verdâtre qui régnait dans cette gorge, l’œuvre naturelle la plus bizarre que nous eussions trouvée en chemin. Quand, après en avoir apprécié l’ensemble, nous pûmes en analyser les détails, ce qui, de prime abord, n’avait éveillé chez nous qu’une simple surprise, prit un caractère merveilleux et féerique qui nous remplit d’admiration.

La gorge ou cañon pouvait avoir un demi-kilomètre d’étendue sur une largeur de cinquante pieds, et se terminait par un point lumineux semblable à une étoile. Les murs qui la bordaient étaient sillonnés de cannelures verticales servant de lits ou de conduits à de petits ruisseaux formés sur les hauteurs et qui tombaient dans la rivière sans autre bruit qu’un doux grésillement. Nous comptâmes, chemin faisant, vingt-trois de ces jolies chutes. Dans les intervalles des cannelures inégalement espacées et reproduisant tantôt un groupe compacte de colonnettes, tantôt une colonne isolée ou un fût tronqué, dans ces intervalles, le suintement incessant des feuillages, les gouttes de la pluie et les larmes de la rosée, pendant une période incalculée de siècles, avaient creusé, fouillé, sculpté le basalte et produit les plus charmants hasards d’architecture, les plus fantasques arabesques, les plus délicieux motifs d’ornementation qu’il soit donné à l’imagination de concevoir et au ciseau d’exécuter. Tous ces caprices d’un art naturel, toutes ces fleurs, ces feuilles et ces rameaux de pierre façonnés par un artiste invisible, semblaient, au contact des feuillages réels qui les couvraient d’ombre, participer de la mobilité de ces derniers et se balancer avec eux.

Pendant le temps que nous mîmes à longer cette gorge dont les merveilles féeriques, indiquées plutôt qu’accusées, pour emprunter ses termes à la peinture, étaient de celles qu’on entrevoit dans la brume des rêves plutôt que dans le jour de la réalité, nous fûmes tenté, comme Abou-Hassan, le pseudo-calife, de nous faire mordre le petit doigt pour nous assurer que nous étions bien éveillé.

M. de la Blanche-Épine.

Le danger qui nous entourait, fut le lest de réalité qui nous ramena du ciel des sylphes et des péris, et nous retint sur la terre des hommes. La rivière, furieuse de sa captivité entre ces deux murs de basalte, mais concentrant sa fureur au plus profond de son lit, tremblait sourdement et faisait trembler sous nos pieds le fond des pirogues.

Dans la sensation que nous éprouvions, il y avait autant de peur que d’enthousiasme : c’était comme une de ces émotions nerveuses où le rire s’unit aux pleurs. Bientôt le courant déjà vite redoubla de vitesse ; les sculptures parallèles des deux murailles parurent se confondre. Le point brillant, qui nous servait de phare et vers lequel nos yeux étaient obstinément fixés, grandit de plus en plus et devint un porche ouvert sur le vide. Avec la rapidité de la flèche, nos pirogues s’élancèrent hors des ténèbres de la gorge, franchirent à dix toises de là le Puncu, ou porte de Tunkini, entaille pratiquée entre deux croupes, et débouchèrent brusquement sur un espace immense inondé d’air et de soleil. La Cordillère restait pour toujours en arrière. Nous entrions dans les parties planes de l’Amérique.

Ce passage subit des ténèbres à la lumière, cette brusque substitution d’un espace comparativement borné à une étendue sans limites, nous firent un effet singulier. Ce fut comme le miroitement au soleil d’une lame d’acier qui nous éblouit et nous fit baisser la paupière. À cette sensation succéda presque aussitôt un étonnement mêlé d’admiration auquel l’idée d’être à jamais débarrassés des cascades et des rapides, ajoutait je ne sais quelle douce quiétude et quelle satisfaction intime ; durant quelques minutes nos yeux errèrent avec ravissement des hauts talus du Quillabamba-Santa-Ana à la végétation qui profilait ses rives. Comme certains tableaux d’anciens maîtres, le paysage était peint avec une sobriété remarquable. Un bleu cru pour le ciel, un jaune d’ocre pour la rivière, de la sanguine