Page:Le Tour du monde - 09.djvu/194

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leux mi-partis bleu de cobalt et jaune d’or, que nous n’avions encore aperçus sur aucun individu de son espèce et qui se mariaient admirablement à ses grappes de fleurs pourprées. Déjà nous nous disposions à prendre note de cette rareté végétale ; inconnue au monde savant, lorsque nous vîmes les beaux fruits de turquoise et d’or que nous convoitions, se détacher un à un des branches auxquelles ils adhéraient, s’envoler en croassant sous forme d’Aras araraunas et disparaître derrière les forêts de la rive opposée. Cette rencontre fut la seule que nous fîmes dans la journée. Après avoir relevé maintes courbes de la rivière et côtoyé nombre de plages, invariablement bordées de cécropias, de bambous et de grands roseaux, nous atteignîmes Quimariato où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit. Une plage de sable, un ajoupa de roseaux secs, placés en regard d’un rapide qui coupait obliquement la rivière, faisaient de ce site désert le paysage le plus sobrement composé que nous eussions vu. Les premiers débarqués, usant de leur droit de conquête, s’installèrent sous l’ajoupa ; ceux qui les suivaient, se groupèrent autour du chaume protecteur. Quant aux retardataires, ils n’eurent d’autre abri que la voûte des cieux ou ce qu’ainsi l’on nomme. Je fus du nombre de ceux-ci. Après une frugale réfection, j’allai m’étendre sur le sable encore tiède, la tête au sud, les pieds au nord, et je m’endormis en essayant de compter les étoiles.

Ceux de nos rameurs qui s’étaient engagés à nous accompagner jusqu’au delà des grandes cascades de la rivière, et qui par condescendance avaient poussé jusqu’à Quimariato, nous quittèrent pendant la nuit sans s’enquérir si nous avions encore ou non besoin de leurs services. Leur abandon fut la première chose que nous constatâmes en ouvrant les yeux. D’abord cette façon d’agir nous parut un peu leste et même incivile ; mais après réflexion, nous nous dîmes que ces fils de la barbarie ayant religieusement tenu leur parole et gagné cent fois le salaire que nous leur avions alloué, nous n’avions plus rien à leur réclamer ; pour les obliger à se montrer polis et gracieux envers nous, il eût fallu que les premiers nous leur donnassions l’exemple de la politesse et de l’aménité. Or, nous nous étions contenté de rétribuer leur travail mais sans y ajouter un bouton de cuivre, un grelot, une aiguille, en témoignage d’affectueuse estime. En nous tournant le dos sans nous dire adieu, ces sauvages n’avaient fait qu’imiter notre manque de procédés et nous payer de la même monnaie. — donnant, donnant, dit le proverbe.

Le côté fâcheux de leur disparition, fut de réduire chaque embarcation à un rameur et un pilote. C’était un équipage insuffisant pour une navigation qui paraissait encore entourée de dangers ; mais chacun de nous en eut pris bientôt son parti. Seul le comte de la Blanche-Épine jeta les hauts cris à l’idée de n’avoir que deux hommes dans sa pirogue. Pour mettre un terme à ses clameurs qui devenaient assourdissantes, nous attachâmes bout à bout les trois radeaux et leur conduite fut confiée à un seul homme. De cette façon le chef de la commission française eut quatre rameurs à son service et put descendre la rivière sans crainte d’exposer ses jours qu’il jugeait précieux pour la science.

À l’heure ou nous abandonnâmes Quimariato, le soleil n’avait pas encore paru. Le paysage était ravissant de fraîcheur et de calme ; les premiers plans saillaient très-nets et très-accentués ; tout le reste était encore voilé par les vapeurs matinales que trouaient çà et là la tête arrondie d’un grand arbre, doyen de la forêt, ou l’angle d’une plage encombrée de roseaux. Des gazouillements confus et charmants sortaient de ces brumes ; nous partîmes sans déjeuner.

De Quimariato à Sabeti où nous fîmes halte sur les onze heures, nous relevâmes deux cours d’eau[1] et franchîmes douze rapides plus bruyants que dangereux. La profondeur de la rivière variait d’une brasse à trois, et la vitesse des courants naguère de huit milles à l’heure, avait diminué d’un tiers.

Un séjour de deux heures sur la place de Sabeti nous permit d’allumer du feu, de rôtir et de bouillir quelques bananes, d’absorber ce frugal repas et d’attendre le retour des Antis qui étaient allés dans la gorge de Sabeti où coule un ruisseau de ce nom, fouiller le logis d’un de leurs amis pour se procurer des vivres que l’épuisement du garde-manger de l’expédition rendait nécessaires. En partant ils avaient promis de rapporter quelque quartier de venaison, de tapir ou de singe, le régime végétal auquel nous étions soumis depuis plusieurs jours, devenant insuffisant à entretenir nos forces. Au reste, ce mode d’alimentation qui ne satisfaisait qu’incomplétement notre faim et révolutionnait parfois nos tubes digestifs, laissait à nos esprits une lucidité parfaite dont la science eût pu profiter, si nous nous étions occupés de science ; mais la science, — on peut l’avouer à cette heure — était la chose dont se préoccupaient le moins les commissions-unies. De leurs deux chefs, l’un, entièrement absorbé par le sentiment de son infortune, n’aspirait qu’après son retour dans la ville des Rois ; l’autre avait bien assez du polissage incessant de ses ongles, sans s’occuper à rechercher si le Quillabamba-Santa-Ana portait à l’est ou à l’ouest et si ses riverains descendaient en ligne directe de Sem, de Kham ou de Japhet. Restaient l’Alferez faisant fonctions de lieutenant et l’aide naturaliste, qui en appliquant à leur œil la loupe de l’observation, eussent pu suppléer leurs patrons respectifs et enrichir la science de faits et d’aperçus nouveaux ; mais l’Alferez ne songeait qu’à son singe roux qu’il civilisait à coups de houssine et l’aide naturaliste avait en tête une idée fixe, un desideratum, comme il l’appelait, qui le rendait indifférent à tout.

  1. Ces cours d’eau, d’une certaine largeur, mais de peu d’étendue, sont issus du versant ouest de la Cordillère de Huilcanota, dont le prolongement figure sur les cartes de Brué, édit. 1821-25, sous le nom d’Andes de Cuchoa. Cette dénomination inconnue des Indiens Antis et de leurs voisins, est remplacée chez eux par celle de Sierra de Ticumbinia, qu’ils donnent à l’extrémité nord de la chaîne de Tono y Avisca, prolongement de la Cordillère de Huilcanota. Le plus large des deux affluents que cette sierra de Ticumbinia envoie au Quillabamba-Santa-Ana, porte le nom de rivière de Ticumbinia.