Page:Le Tour du monde - 09.djvu/2

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tion. Il sera toujours assez tôt de monter sur cet incommode vaisseau du désert. En six heures nous franchirons, par le chemin de fer, tout l’espace monotone que nos bêtes mettront trois jours à traverser.

Nous avons grand soin de nous munir d’une lettre d’introduction pour le supérieur du couvent du Sinaï. On peut toujours se procurer ce passe-port indispensable au couvent grec du Caire.

18 février 1861. — Du Caire à Suez, la distance est de trente à quarante lieues. Nous arrivons à la gare du chemin de fer avant sept heures du matin. L’employé n’a pas de monnaie à nous rendre ; où pourrions-nous en trouver ? Nous ne voyons autour de nous que des figures froides et rogues ; il s’en faut de peu que nous ne soyons obligés de retourner à l’hôtel.

J’entends deux voyageurs qui disputent sur le prix des places : ils veulent une remise : je ne suis pas sûr qu’ils ne l’aient pas obtenue. Nous ne demandons pas cette faveur, mais nous cédons à l’influence du mauvais exemple : nous nous emparons d’un wagon entier, nous y entassons tous nos bagages, et nous déclarons que nous ne laisserons entrer personne : c’est entendu.

Enfin nous partons. La machine a déjà fait en gémissant un demi-kilomètre. Mais voici un voyageur en retard. Il appelle, il crie, il est furieux. Le chef du train s’intimide et donne le signal d’arrêt. Le voyageur, apaisé, ralentit le pas, s’essuie le front, remercie de la main, arrive, cherche, choisit sa place, fait à l’aise ses petits arrangements, monte, et enfin a la bonté de donner l’avis qu’on peut repartir : si nous étions plus près de lui, nous lui témoignerions toute notre reconnaissance.

Nous parcourons une partie de la terre de Gessen, où Joseph avait établi ses frères et leurs troupeaux. Gessen est depuis longtemps ce qu’était Chanaan en l’année où les frères de Joseph parlaient ainsi au Pharaon : « ni hommes ni bêtes ne pourraient plus y vivre ; le sable a tout envahi. »

Il y a dix ans, j’ai fait la même route d’une façon moins ennuyeuse. On se servait alors de voitures du transit, sorte de caisses roulantes, solides et dures, attelées de quatre chevaux terribles qui les emportaient rapides comme le vent, au milieu du sable et des pierres jaillissant sous leurs pieds. On ne peut se faire aucune idée d’une course si désordonnée et si dangereuse, et toutefois je l’aimais mieux que ce convoi, chef-d’œuvre de la science et de l’industrie, qui nia pas l’air d’être à sa place dans le désert et déroute l’imagination.

Comme nous ne tenons pas infiniment à séjourner dans ces solitudes sans caractère, nous ne nous arrêtons à aucune des stations.

Arrivés à Suez, nous trouvons notre fidèle Ali, de plus en plus noir ce nous semble, et tout inquiet de n’avoir pas encore vu nos bédouins et nos chameaux. Il y a cependant quatre jours qu’ils sont partis du Caire.

Suez est une ville triste et laide[1] : pas un seul arbre à trois lieues à la ronde ; le désert commence à ses dernières maisons. Tout ce que l’on peut s’y procurer vient du Caire, jusqu’à l’eau douce qui en arrive chaque jour par les wagons. Autrefois, le pacha-gouverneur envoyait chercher l’eau par des dromadaires aux fontaines de Moïse, et il la vendait environ trois francs le seau à ses administrés : la concurrence du chemin de fer l’a contraint à renoncer à cette honnête industrie : un seau d’eau ne coûte plus que soixante-quinze centimes : on juge bien qu’à ce prix c’est encore un luxe d’en boire[2].

Nous attendons toute l’après-midi en flânant sur le quai : nous chassons quelques bécassines. De lourdes barques, pointues en avant, larges et hautes en arrière, contrastent dans le port avec les paquebots de l’Inde et de l’Australie, et divers navires du commerce.

Le soir, nos hommes arrivent. Nous couchons à l’hôtel anglais, un des hôtels les mieux bâtis, les plus propres et les mieux servis qu’on puisse rencontrer en quelque pays que ce soit. Le lendemain, la carte à payer tempère un peu notre satisfaction ; mais nous avons été parfaitement hébergés ; et, d’ailleurs, nous ne trouvons rien à répondre à cette observation du maître de l’hôtel : — « Tout nous vient du Caire ! »


Départ. — Le passage des Hébreux. — Les fontaines de Moïse. — Wadi-Sadr. — Effets de lumière. — Marah. — Wadi-Garandel (Elim).

19 février. — Je vais dès quatre heures éveiller nos Bédouins ; ces gens-là ont le sommeil bien dur : ils se tournent de droite à gauche, de gauche à droite ; je vais de l’un à l’autre, je crie à leurs oreilles, comme dans le prologue de la Princesse d’Élide :

Holà ! holà ! debout, debout, debout.
Pour le départ, il faut préparer tout ;
    Holà ! ho ! debout, vite debout.

C’est en vain ; je les pousse du poing, même un peu, je crois, du pied ; rien n’y fait ; c’est à recommencer sans fin. Ils sont à peine éveillés à six heures, et il est huit heures et demie quand ils se décident enfin à se mettre en route, avec les chameaux et les dromadaires. Ils auront trois lieues à faire pour contourner les lagunes : c’est un trajet peu intéressant ; aussi les laissons-nous partir les premiers.

Vers onze heures nous traversons, en barque et en

  1. Voy., t. VIII, Une excursion au canal de Suez, page 27. La vie commence à naître à Suez : il suffira de peu d’années, selon toute apparence, pour la transformer entièrement, et le spectacle d’une grande animation, dont parle M. Paul Merruau, n’échappera plus aux yeux d’aucun voyageur.
  2. Ibidem. « Un canal d’eau douce, dit M. Paul Merruau, portera prochainement à Suez un fleuve plein de fraîcheur et de salubrité. » Ce canal est terminé et inauguré.

    À ce propos, voici une anecdote qui nous arrive de Suez en ligne directe. Un de nos compatriotes, M. Jules Guichard, vaillant jeune homme qui travaille avec ardeur, dans la plaine de Gessen, à enseigner aux Arabes un meilleur système de culture, était venu, au galop de son cheval, apporter à un grand repas de l’hôtel de Suez quelques bouteilles de cette eau douce que le canal emprunte au Nil. C’était alors une nouveauté. Les convives de toutes les nations en goûtèrent, la trouvèrent agréable et pure, comme elle l’est sur tout le cours du fleuve ; un Anglais seul, après l’avoir lentement dégustée et beaucoup réfléchi, déclara qu’il la trouvait salée. — Nos lecteurs se rappellent ce que M. Paul Merruau leur a raconté du speech de l’ambassadeur anglais à Damiette (t. VIII, p. 32).