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intéressait. Moyennant deux couteaux par homme, ils s’engageaient à nous conduire jusqu’à Sipa, un endroit habité par des individus de leur nation, où nous trouverions plus de rameurs qu’il ne nous en faudrait pour continuer notre voyage. Ce marché conclu à notre satisfaction mutuelle, nous distribuâmes à nos nouvelles connaissances quelques bagatelles en échange desquelles ils nous donnèrent d’excellent poisson qu’ils venaient de pêcher. Nous remîmes ce poisson à nos gens pour qu’ils nous le préparassent pour souper, selon l’unique recette de leur cuisine qui consistait à couper par morceaux le siluroïde ou l’acanthoptérygien, seules variétés de poissons que nous eussions trouvées, et à le faire bouillir sans sel et sans poivre dans une mare d’eau.

Nos deux recrues étaient retournés vers leur campement emportant les couteaux que, selon la coutume, nous leur avions remis à l’avance et dont ils faisaient miroiter la lame au soleil avec un plaisir indicible. Une heure s’était écoulée depuis leur départ et, comme nous causions avec nos Antis de ces naturels pour lesquels ils semblaient avoir peu de sympathie, notre causerie fut interrompue par un brouhaha de voix sauvages et de cris gutturaux. Presque aussitôt une douzaine de Chontaquiros suivis de femmes, de marmots et de chiens, doublèrent le fourré de roseaux qui s’étendait à l’extrémité de la plage et se dirigèrent vers nous. À leur tête marchait, entre les deux Chontaquiros que nous connaissions et qui paraissaient lui servir de guides, un individu d’une trentaine d’années, taillé comme le Faune antique, peinturluré de rouge et de noir et chaussé de bottes si bien peintes, qu’il eût pu disputer aux héros grecs l’épithète de Euknémidès Achaioi, que leur donne le vieil Homère. Cet inconnu, après nous avoir salués en espagnol par le sacramentel Buen dia à Uda señores, s’enquit aussitôt dans l’idiome des Quechuas, qu’il parlait, sinon avec pureté du moins avec assez de netteté pour se faire comprendre, du motif qui nous amenait en ces lieux. Un de nos cholos satisfit à cette demande. L’apparition d’un sauvage assez lettré pour parler deux langues sans compter la sienne, nous parut tenir du prodige et nous demandâmes sur lui quelques renseignements ; il nous fut répondu que ce polyglotte, objet de notre admiration, se nommait Jeronimo ; qu’il avait habité longtemps la mission de Sarayacu où les pères l’avaient instruit dans la religion catholique, apostolique et romaine. Cette nouvelle, tout en nous surprenant fort, nous parut d’un heureux augure pour le succès futur de notre voyage.

Les bases d’un nouveau marché furent posées entre nous et Jeronimo le chrétien tatoué et l’affaire se conclut séance tenante. Moyennant trois couteaux par homme, il s’engageait, au nom de ses compagnons, à nous conduire non plus jusqu’à Sipa, mais jusqu’à Paruitcha, endroit distant d’une soixantaine de lieues, où finit le territoire des Chontaquiros et où commence celui de la nation Conibo. À ses attributions de chef d’équipe, Jeronimo devait joindre les fonctions d’interprète, faciliter nos rapports avec ses amis et, plus tard, nous mettre en relations avec les Conibos.

La rencontre de cet homme était une faveur de la fortune dont chacun de nous sentait tout le prix ; aussi tentâmes-nous, par différents moyens, de nous l’attacher corps et âme. À la façon dont il accueillit nos avances, et surtout les petits cadeaux que nous joignîmes, nous crûmes pouvoir nous flatter d’avoir réussi.

Depuis l’entrée en scène des Chontaquiros, les manières de nos rameurs antis avaient complétement changé ; un silence digne avait succédé à leur joyeux babil et, retirés dans un angle de l’ajoupa, ils gardaient vis-à-vis des nouveaux venus une attitude humble et presque craintive ; les Chontaquiros, au contraire, allaient et venaient, la tête levée et le verbe haut et sans paraître s’apercevoir de la présence de nos anciens alliés. Si un Antis se trouvait par hasard sur leur passage, ils le frôlaient et le coudoyaient même, mais sans affectation et comme on pourrait faire d’un être ou d’une chose sans importance. À ces façons d’agir on reconnaissait, avec la fatuité inhérente à l’individu, la prépondérance d’une nation sur l’autre.

Cette supériorité réelle ou fictive des Chontaquiros était très-intelligemment comprise par leurs chiens qui, au lieu de fraterniser avec les chiens des Antis, les tenaient à distance respectueuse et affectaient de leur tourner le dos. Si un de ceux-ci se permettait envers eux une de ces familiarités olfactives dont les chiens sont prodigues, ils la considéraient comme une insulte et faisant volte face, montraient à l’audacieux deux yeux flamboyants et des crocs prêts à mordre.

Cette pantomime, dont un observateur superficiel se fût amusé, nous reportait mélancoliquement à quarante années de distance, à l’époque où le père Rocamora, de la Compagnie de Jésus, descendant la rivière que nous descendions à cette heure, s’émerveillait, dans un opuscule de quelques pages, de la prédominance des Antis sur les nations voisines[1] ; digne père Rocamora ! en les retrouvant déchus de leur splendeur passée, il eût probablement reconnu comme nous, qu’en ce monde où la félicité de l’homme est soumise à des chances aléatoires, ce que la Providence lui donne d’une main elle le lui reprend de l’autre.

Tout en paraissant résignés à l’humble position que les circonstances leur avaient faite, les Antis profitaient des courts instants où les Chontaquiros les laissaient seuls dans l’ajoupa, pour nous souffler à l’oreille quelque insinuation peu charitable sur le compte de leurs rivaux : « Méfiez-vous des Chontaquiros, ce sont des voleurs » avaient-ils dit à Antonio notre interprète. Dans cette épithète, que rien ne justifiait encore, nous n’avions vu qu’une malice d’enfant à l’égard de nos nouvelles connaissances, un peu de jalousie pour la déférence que nous leur témoignions et nous n’en avions pas fait cas.

Cette indifférence de notre part parut blesser notre

  1. Cet opuscule a pour titre : Razon del viage que hiço en 1805 el. R. P. Rocamora del convento de Moquehua. C’est une œuvre simple, touchante et d’une haute naïveté. Nous regrettons fort de ne pouvoir l’imprimer dans notre récit, afin de donner au lecteur le plaisir de la lire.