Page:Le Tour du monde - 09.djvu/203

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

allié Santiago, qui profita de la circonstance pour manifester le désir de retourner à Antihuaris, sous prétexte que ses services et ceux de son fils nous devenaient désormais inutiles. Comme la chose en soi était parfaitement vraie, nous n’eûmes garde de nous récrier contre sa proposition et le laissâmes faire ses apprêts de départ. Avec l’aide de son fils et de ses amis, il eut bientôt fabriqué un callapeo, espèce de petit radeau, qui devait lui servir à transporter avec une provision de roseaux, des jarres et des poteries qu’il avait achetées à notre hôte Quientipucarihua. Tout en allant et venant et malgré certaine surveillance dont il était l’objet de la part des Chontaquiros, que ce départ subit semblait intriguer fort, il trouva moyen de raconter, à son compère Antonio, une historiette assez lugubre que celui-ci nous redit sur-le-champ.

Jeronimo, l’homme de notre confiance et de nos sympathies, Jeronimo que de prime abord nous avions traité en ami, presque en frère, et avec qui nous allions entreprendre un assez long voyage, Jeronimo avait assassiné un homme sans défense, un vieillard, son père spirituel et son bienfaiteur, et cet homme était un oint du Seigneur, ce qui ajoutait encore à l’énormité de son crime. Au dire de Santiago, voici comment les choses s’étaient passées :

Un moine franciscain, le père Bruno, sorti du collége apostolique d’Ocopa, élait venu s’établir à Sarayacu avec l’intention d’aider les missionnaires dans leur œuvre de propaganda fide. Quelque temps après son arrivée, le nouvel apôtre était parti à la recherche des infidèles, et remontant la rivière Ucayali-Apu-Paro jusqu’au territoire des Chontaquiros, avait fait rencontre de Jeronimo qui habitait alors et habite encore aujourd’hui la Quebrada de Sicotcha. Charmé de la douceur et des façons accortes du sauvage, le père l’avait pris en affection et l’avait décidé à embrasser la religion chrétienne. Le jeune homme avait répudié le nom de Huitsi qu’il tenait de ses pères, pour prendre celui de Jérôme que le missionnaire lui avait donné en le baptisant. Pendant trois ans, il avait vécu à Sarayacu où son protecteur l’avait élevé aux fonctions de sonneur de cloches. Un jour que l’homme de Dieu l’entretenait de son projet d’aller fonder une mission chez les Chontaquiros, Jéronimo s’offrit à lui servir de guide, l’assurant de la conversion générale des hommes de sa nation. Le père Bruno, confiant dans la bonne foi de son protégé, fit provision de haches, de couteaux, de verroteries propres à lui concilier les bonnes grâces des sauvages et remonta la grande rivière, jusqu’à la Quebrada de Sicotcha où le conduisit Jeronimo et où il périt dans une embuscade. La première flèche qui traversa le corps du missionnaire, partit, dit-on, de l’arc du néophyte.

Source du Mapacho-Paucartampu-Camisia.

Cette nouvelle, à laquelle nous étions loin de nous attendre, nous avait laissés sans forces et sans voix. Un peu remis de notre stupeur, nous priâmes notre drogman d’interroger de nouveau son compère sur quelques points de la lugubre histoire qui nous avaient semblé obscurs. Mais celui-ci, que les regards obliques des Chontaquiros commençaient à inquiéter, se refusa net à nous satisfaire et prenant congé à la hâte, s’embarqua dans sa pirogue, laissant à son fils la conduite du callapeo. Pour regagner Antihuaris en voguant contre le courant, ou se hâlant le long des berges, c’était un voyage d’au moins six jours. Aidés par le courant, nous l’avions fait en vingt-sept heures.

N’ayant pu tirer de l’Antis Santiago les éclaircissements que nous aurions souhaité, nous priâmes Antonio de s’informer adroitement à notre hôte Quientipucarihua si l’histoire du père Bruno était une médisance ou une calomnie ; mais la diplomatie de notre interprète échoua devant l’impénétrabilité du sauvage ; à toutes les questions qui lui furent faites sur l’assassinat du missionnaire