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tout, sont les collines du Karagué et du Kishakka, tapissées d’herbages opulents.

Au moment où nous reprenons notre marche, le sentier que nous suivons est traversé tout à coup par un oiseau appelé khongota ; ce que le vieux Nasib proclame, dans son enthousiasme naïf, un présage certain d’heureux voyage. Après avoir passé la rivière, nous recevons, assis sur ses bords, la visite des habitants du vallon. Jamais je n’ai vu nudité si complète que la leur. Les jeunes filles elles-mêmes, parvenues à l’âge de puberté, s’exposaient hardiment à nos regards sans la moindre arrière-pensée de mal. De là, nous arrivâmes à l’établissement de Vihembé, le dernier qu’on rencontre avant de franchir les limites de l’Ousui.


IX


Le Karagué.

17 nov. Vigura. — Heureuse journée, qui nous délivre de bien des soucis. Nous venons d’être rejoints par l’officier auquel Rumanika confie le soin de nous aider à sortir de l’Ousui. Nasib, qui retrouve un ami dans ce personnage nommé Kachuchu, rayonne littéralement de joie et voit dans cette circonstance la justification des heureux pronostics qu’il nous signalait hier. Partout où nous ferons halte, les officiers de chaque village sont tenus de nous fournir des aliments aux dépens du roi, qui ne prélève aucune taxe sur les étrangers.

Cette partie du voyage me rappelait bien des jours heureux que j’avais passés jadis parmi les Tartares, dans la vallée du Thibet où coule le fleuve Indus. Ce pays-ci, cependant, est plus pittoresque : sur des pentes plus hautes croît une herbe plus épaisse ; elles se couronnent de fourrés d’acacias où se réfugient les rhinocéros blancs et noirs ; dans les parties basses du vallon errent au hasard, — comme le kiyang et le yak apprivoisé du Thibet, des troupeaux de harte-beests et de magnifique bétail. Puis enfin, pour ajouter à cette joie des yeux, nous sommes reçus avec une hospitalité prodigue, conformément aux ordres du roi. Le chef du village nous amène des moutons dès qu’il nous sait arrivés. Les patates douces, la volaille affluent vers le camp, et nous en sommes quittes pour quelques mètres de lainage rouge qu’on reçoit avec gratitude, sans nous rien demander de plus.

19 nov. Second Ourigi. — Plus nous avançons, plus se manifestent le bon ordre de ce pays, la courtoisie des chefs à qui nous avons affaire ; une liberté complète nous est assurée, et j’en profite pour chasser à droite et à gauche sur les hauteurs les plus voisines. J’ai tué un florikan, précieuse ressource pour notre pot au feu, plus un rhinocéros blanc, le premier que j’aie vu et dont j’aurais épargné la vie, si j’avais su que personne n’en voudrait manger. Les enfants nous apportent par centaines des moineaux à vendre, ce qui me rappelle certaines histoires qu’on m’avait faites jadis sur le Karagué, où ces oiseaux pullulent en si grand nombre que, pour sauver les récoltes et ne pas mourir de faim, les habitants en sont réduits à semer une espèce particulière de blé, que son amertume soustrait à la voracité de ces innombrables déprédateurs. Ceci m’est entièrement confirmé. Le soir, occupé d’observations astronomiques, je vois passer près de moi, non sans quelque surprise, un long et bruyant cortége en tête duquel est portée, sur les épaules de trois ou quatre hommes, une jeune fille roulée dans une enveloppe de cuir noir. Des informations que j’ai prises, il résulte que c’est une mariée du matin qu’on va déposer ainsi, en paquet, sur le lit de son époux — on ne se donne toutefois cette peine que pour celles qui sont réputées irréprochables. D’après certains récits qui parviennent à mes oreilles, Masudi, le négociant arabe dont j’ai parlé, a fait tout au monde pour détourner Rumanika de nous recevoir, et peu s’en est fallu qu’il n’ait réussi, en nous représentant comme des sorciers très-dangereux. Heureusement que nous arrivions avec la recommandation de Musa, et que Rumanika se considère comme lui devant la couronne. Ce motif a fait prévaloir les remontrances de nos partisans.

20 nov. Khonzé. — Le chef de ce village, un vieillard nommé Muzégi, m’affirme de l’air du plus grand sérieux qu’il a vu le temps où on allait en bateau d’ici à Vigura ; le poisson, les crocodiles de la Kitangulé remontaient jusqu’au lac sur les bords duquel nous sommes ; mais le vieux roi ne fut pas plutôt mort que les eaux baissèrent, Sa Majesté voulant, ceci est clair, laisser des regrets éternels à sa postérité la plus reculée. Après de mutuels présents, cet « ancien » me donne sur les pays environnants une foule de détails précieux ; un bâton couché par terre, dans la direction du sud au nord, représente la route que nous allons suivre ; des baguettes de diverses longueurs, horizontalement placées, indiquent les distances relatives de chaque localité. Cette géographie primitive, revue et corrigée avec soin, me fournit d’utiles renseignements pour les pays situés à l’est et à l’ouest de notre route.

21 nov. Camp de Kiwéra. — Nous quittons les bords de l’Ourigi actuel pour marcher quelque temps encore dans ce qu’on nous dit être son ancien lit. L’abondance et la variété du gibier rendent le voyage tout à fait amusant. Les rhinocéros sont en tel nombre, et si effrontés, qu’en mainte occasion ils nous barrent littéralement le passage. Il est très-divertissant en pareille occasion, de voir nos intrépides Vouanguana s’avancer par détachements de trois ou quatre vers ces irrévérents animaux ; puis, quand ils ont lâché leur volée, s’enfuir d’un côté tandis que le gibier se sauve de l’autre. Nous sommes rejoints, après le coucher du soleil, par le docteur K’yengo, porteur du tribut extraordinaire (fils d’archal et fils de laiton) que Suwarora expédie au grand roi Mtésa, comme équivalent de la défunte princesse que ce dernier voulait épouser. Il est entendu que nous voyagerons de conserve jusqu’à Uthenga.

22 et 23 nov. — Après avoir traversé l’opulente vallée d’Uthenga qu’entourent, à une hauteur de plus de mille pieds, des montagnes escarpées, partout revêtues d’une végétation qui fait songer à celles d’Écosse, nous sommes montés au sommet du N’yamwara, où nous avons apprécié