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paroles, il s’est décidé à prendre pour femme la sœur de Sangizo, qu’on lui donne à crédit et qu’il payera peu à peu sur ses salaires, promettant d’ailleurs de la restituer à son frère aussitôt que le voyage sera terminé.

Dans la soirée, les stipulations relatives au hongo royal ont été convenues avec Virembo et Karambulé. J’ai réduit leurs exigences à cinquante paquets de fil de fer, vingt pièces d’étoffes choisies, cent cordons de mzizima, et quatre mille de kutuamnasi[1], mes verroteries blanches étant tout à fait épuisées. Suwarora, qui persiste à ne pas nous recevoir, nous promet en revanche un meilleur accueil à notre retour de l’Ouganda ; il ne se doute évidemment pas que j’ai formé le projet bien arrêté de ne point retraverser un pays où j’ai subi tant d’exactions humiliantes et des traitements si peu en rapport avec les invitations pressantes qui m’y avaient attiré. Je n’ai pas manqué de laisser voir mon mécontentement aux deux négociateurs, mais ils se sont empressés de changer de sujet, en réclamant les cadeaux que l’usage attribue aux vouahinda ou vouanawanis (les enfants du roi). Je m’en suis tiré avec trente-quatre paquets de fil de fer et six pièces d’étoffe premier choix.

Natif du Karagué. — Dessin de Émile Bayard.

15 nov. Kitaré. — Une escorte d’officiers nous est assignée, qui veillera sur nous jusqu’à la frontière. C’est un grand honneur sans doute, mais nous le devons principalement à la terreur superstitieuse que nous vaut notre réputation de sorcellerie. Peu nous importe, au surplus : l’essentiel est de trouver devant nous une hospitalité moins rapace.

En gravissant les hauteurs qui dominent la vallée d’Outhongu, nous rencontrons sur notre route des cairns ou tumuli, auxquels il est d’usage que chaque voyageur ajoute une pierre ; je n’ai pu me procurer aucuns renseignements positifs sur l’origine de ces monuments, qui rappellent les galgals, les menhirs, les dolmens de l’époque druidique ; je suis cependant frappé de ce fait, qu’ils se montrent à moi dès que j’aborde une contrée appartenant exclusivement aux Vouahuma, et que je les ai vus précédemment dans le pays des Somals, qui, très-certainement, à une époque antérieure, fut gouverné par un rameau détaché de la race abyssinienne. L’officier du district où nous campons, bien qu’il réside à dix milles de nous, envoie réclamer la taxe à laquelle il prétend avoir droit. Je m’exécute après quelque résistance, mes guides s’étant engagés à me garantir contre toute réclamation ultérieure.

16 nov. Vihembé. — Pressant le pas et avec la gaieté de l’oiseau qui s’envole, nous sommes arrivés, au sortir d’une belle forêt, à l’entrée d’une vallée profonde qui porte le nom de Lohugati. Sans nous être donné le mot et par un mouvement instinctif, la caravane entière s’arrête devant l’imposant tableau qui s’offre tout à coup à ses yeux. Au fond de cette vallée, couverte d’épais ombrages, un courant d’eau limpide s’élance dans la direction du N’yanza. Une végétation luxuriante et variée, des arbres magnifiques, parmi lesquels se distingue le gracieux palmier qui porte le nom de pandana, des jardins de bananiers, des plants énormes d’indigo sauvage et de chardons, font de cette vallée une espèce de paradis touffu, par delà lequel on entrevoit une rangée de cônes rougeâtres aux sommets dénudés, sillonnés du haut en bas de longues traînées blanches, et qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à deux volcans récemment ouverts ; — plus loin encore, et dominant le

  1. Cette espèce de verroterie qu’on appelle aussi nili (nili veut dire verre, kutuamnazi vent dire feuilles de cocotier), est une petite perle de verre transparente. Le prix varie de six à onze dollars les trente-cinq livres ou la frasilah, pour parler la langue du pays. Le nili est très en faveur dans l’Oujiji, et reçu avec plaisir sur toute la ligne du centre, pourvu qu’on ait soin de ne pas le prodiguer.