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encaissée entre deux hautes rives, et que les crocs de nos bateliers n’en touchaient pas le fond. La rapidité de son cours peut être évaluée à quatre nœuds par heure. Je ne la voyais pas sans quelque orgueil, pouvant ainsi vérifier l’exactitude des raisonnements scientifiques d’après lesquels j’avais conclu qu’elle devait être alimentée par des sources placées sur les hauteurs des montagnes de la Lune, et qu’il fallait évaluer leur altitude, d’après la masse de ce courant, à huit mille pieds pour le moins[1], précisément celle que nous leur voyons dans le Ruanda. Je me répétai ce que je m’étais dit chez Rumanika, lorsque m’apparurent pour la première fois les cônes élevés du Mfumbiro et en présence des renseignements géographiques réunis par moi de toutes parts, à savoir que ces hautes montagnes de la Lune, continuellement saturées de pluie, donnent naissance au Congo tout aussi bien qu’au Nil, et de plus sans doute à cette branche du Zambèze qui porte le nom de Shiré.

Ndongo, notre étape suivante, est un véritable jardin de bananiers et l’aspect de la contrée, généralement parlant, témoigne d’une fertilité surprenante. Dans ce sol humide, sous ce climat tempéré, toutes les cultures se font sans peine et donnent de merveilleux résultats. C’est un véritable paradis de nègres, et je dois dire au surplus que l’entretien des huttes et des jardins dénote des habitudes d’ordre, de propreté, de travail.

Nous y fîmes halte tout un jour, et j’aurais pu y tuer mainte et mainte antilope si je ne me fusse obstiné a courir des buffles que je ne rencontrais point. Revenu de la chasse, j’écrivis à Rumanika que si Grant ne m’avait pas rejoint à une certaine date, je tenterais la navigation du N’yanza, et reviendrais le trouver en remontant la Kitangulé.

13 janv. Ngambézi. — Nasib m’a montré un petit éperon montagneux qui, du royaume de Nkolé à notre gauche, se prolonge vers le N’yanza. À l’extrémité de l’éperon, sur notre droite, s’étend à perte de vue, dans la direction de N’yanza, une plaine bien boisée et marécageuse, parsemée de vastes étangs qui, m’assure-t-on, portaient bateau il y a peu d’années, mais se dessèchent maintenant par degrés, comme le lac Ourigi. Je suis porté à croire que le N’yanza baignait originairement le pied de ces montagnes et s’est trouvé réduit à ses limites actuelles par un abaissement progressif de son niveau.

Ngambézi me frappa d’admiration aussi bien par la propreté, le bon ordre des habitations que par la richesse du sol et la beauté des paysages. Sous ce double rapport, ni le Bengale, ni Zanzibar n’ont rien de mieux à offrir. Un des oncles de Mtésa, épargné par le feu roi Sunna lors de l’avénement de ce dernier, est le possesseur de ce beau fief (voy. p. 336). Son absence me laissa un certain regret, bien que l’espèce d’intendant chargé de le remplacer me logeât dans sa baraza (hutte de réception), et nonobstant force excuses sur les lacunes involontaires de son hospitalité, me gratifiât sans cesse de chèvres, de volailles, de patates douces, d’ignames, de bananes, de cannes à sucre et de maïs. Il y gagna, cela va sans le dire, quelques paquets de verroteries.

19 janv. Sémizabi. — Nous nous arrêtons chez Isamgévi, un des vouakungu ou délégués de Rumanika. Sa résidence était aussi bien tenue que celle de l’oncle de Mtésa. Mais au lieu d’avoir une baraza devant sa maison, il y avait construit ce qui, selon les notions nègres, équivaut à une église, à savoir un étroit enclos avec trois petites huttes, ainsi mises à part afin de servir aux exercices du culte. Il fit danser devant nous quelques mendiantes (vouishvézi selon les uns, mabandwa selon les autres), qui, bizarrement vêtues de mbugu, couvertes de verroteries, de petites baguettes peintes, nous débitèrent en même temps une chanson comique ; le refrain, pour lequel on interrompait la danse, consistait en une sorte de roucoulement aigu infiniment prolongé. Les fonctions que ces femmes remplissent participent de l’obscurité qui règne chez les nègres en toute matière concernant la religion. Suivant les uns, elles chassent les démons ; suivant les autres, elles préservent du « mauvais œil. » En somme, elles prélèvent une taxe sur ces êtres naïfs qui éprouvent le besoin de s’imposer un sacrifice quelconque pour se concilier une divinité qu’ils ne sauraient définir, mais qu’ils supposent capable d’influer en bien ou en mal sur leurs destinées en ce bas monde.

20 janv. Kisuéré. — Nous touchons aux frontières de Rumanika. Derrière le groupe de montagnes sur lequel s’élève Kisuéré, commence, au nord, le royaume d’Ounyoro. C’est ici que Baraka doit me quitter pour se rendre chez Kamrasi. Maula, dont la résidence n’est qu’à une journée de marche, me plante là, comme un drôle qu’il est, sous prétexte d’avertir Mtésa par un message, ainsi qu’il en a reçu l’ordre, afin que le monarque avise aux moyens de protéger notre marche. « Les Vouaganda, me dit-il, sont une race turbulente que la crainte du bourreau peut seule tenir en respect ; et dès que je lui serai signalé, Mtésa fera sans doute couper la tête à un certain nombre de ses sujets pour inspirer aux autres une terreur salutaire. » Je savais fort bien le néant de ces jactances, et je ne lui dissimulai pas mon incrédulité à cet égard ; mais, du moment où il m’abandonnait ainsi à moi-même, il fallut bien faire halte.

Du 20 au 24 janv. — Le 23, un autre officier nommé Maribu vient m’avertir que Mtésa, incité par son désir de voir des « hommes blancs, » l’a chargé d’aller chercher Grant qu’on lui dit être resté dans le Karagué à cause de sa maladie, et de le lui amener, coûte que coûte. Je profite de cette occasion pour écrire à mon compagnon de se mettre en route, s’il le peut, avec nos marchandises les plus précieuses. Il devra se méfier des propos de Rumanika sur les difficultés du voyage dans l’Ouganda. Les malades y sont admis sans le moindre scrupule, et, contrairement à ce que prétendait naguère le roi du Karagué, les ânes y circulent fort bien sans caleçon. S’il est hors d’état de se mouvoir, je le prie d’attendre que je sois arrivé chez Mtésa. Je remonterai le lac et la Kitangulé pour l’aller chercher, ou du moins, je prie-

  1. Ces conjectures sont consignées dans le Blackwood’s Magazine du mois d’août 1859.